5 janvier 2019

Petit train. Le voyageur est calé, et par la vitre il regarde défiler un paysage déjà vu avant même d’apparaître : morceaux d’autres trajets, restes de cartes postales, visions mâchées par la mémoire et recrachées en bouillie. Fermer les paupières, c’est entendre mieux. La joue contre la vitre glacée, la chaleur du visage s’y étale, et l’odeur de chien mouillé remonte, tenace, dans ce wagon tiède. Les roues font leur chant régulier, une scie douce. On est porté, bercé, agité par les ondes, par les vibrations, par cet air froid qui s’infiltre aux jointures et polit le front comme une pierre. Alors il faut attendre que ça passe. Attendre que les pensées se fanent. Attendre que le souffle se vide et se remplisse. Attendre que le corps se réveille dans son propre tissu. Attendre la marée au creux des reins. Attendre, puis se lever d’un coup, danser dans la tête, retomber. Attendre encore jusqu’à se faire mal. Trembler de rage, de peur, de désir, de rien. D’un café trop clair, d’une clope rêvée, d’une fille qui n’est pas là, d’une faim qui change d’objet avant d’être nommée. Bouger, sauter, se défiler, passer, traverser, aller plus loin — au fond, dans la gorge du non-dit où tout se retourne. Un vide sans fond, la sensation de chuter, mais à l’envers, comme si l’envol était une autre forme de chute.

Et puis la porte coulisse. La contrôleuse avance dans l’allée, uniforme propre, regard neutre. « Monsieur, votre titre de transport, s’il vous plaît ? » Le flux se coupe net. Autour, les autres passagers redeviennent visibles : rangés, muets, à demi endormis, en attente d’eux-mêmes. Une file d’êtres pas encore nés, ensablés dans les possibles, posés là comme sur une plage sans horizon. Ça attend aussi, collectivement, sans savoir quoi. « Mais quand est-ce qu’on va nager ? Quand viendra la marée ? » La marée ne viendra pas. L’eau se retire toujours. Elle laisse une sécheresse blanche, un goût de lune sur la langue, et l’impression que l’expérience recommence sans cesse au même point, cent fois, mille fois, dans l’à-quoi-bon, dans le peut-être.

Alors on appelle les saints et les anges comme on appelle un numéro d’urgence. Jésus, Marie, Joseph et toute la clique. Psychopompes au chevet des débris d’espérance. Dites-le, bordel. Dites que vous vous faites chier dans l’azur, que l’inéluctable colle vos ailes, que l’ennui n’apporte pas toujours la grâce, que demain sera le jumeau d’aujourd’hui, que l’avenir est déjà dans la boîte. Nous pédalons pour faire tourner les bobines d’un cinéma cosmique : le moi-je spectateur y est le rien et le tout, avale son pop-corn, applaudit à l’amour, et s’ennuie en même temps que le film continue.

illustration Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989

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Carnets | janvier

29 janvier 2019

Ma belle petite-fille parle parfois dans une langue à elle, faite de raccourcis, de sons avalés, de mots qui glissent. Moi, je suis devenu dur de la feuille. Je m’en aperçois à la fatigue que ça met dans les conversations : je fais répéter, je colle mon visage au visage de l’autre, je lis les bouches, je remplis les trous. Avant, je faisais semblant de comprendre. Par timidité, par pudeur, par gêne d’être repéré. Aujourd’hui je ne joue plus. Je demande. Je fais répéter. J’assume l’onde brouillée qui me reste et, avec ça, j’évite les malentendus. Elle est venue en vacances. À l’heure du goûter, elle m’a regardé droit, a pointé le frigo et a dit quelque chose comme « ahcheveux ». J’ai d’abord cru à une fantaisie de plus. Je me suis approché, j’ai dit « quoi ? », elle a répété, même son, même assurance. Alors j’ai ouvert le frigo. Son doigt est allé tout de suite vers un yaourt. « Ah je veux », j’ai compris. On a ri. Ou plutôt j’ai ri intérieurement, elle, déjà passée à autre chose. Je n’ai rien raconté ensuite. Pas à sa mère, pas à son père, pas à ma femme. Je gardais la scène pour nous deux, comme on garde un caillou dans une poche. Ce matin, mon café à la main, je pesais encore ces deux mots qui me reviennent souvent : achevé, inachevé. Deux plateaux sur la table, comme si la journée devait choisir entre finir et laisser ouvert. Et voilà que « ah je veux » s’est collé à « achevé ». Vouloir, achever : la même poussée. Achever, c’est finir, oui. Mais c’est aussi porter le coup de trop, celui qui met définitivement à terre ce qui respirait encore. Cette proximité me gêne. Elle éclaire peut-être ma manière de peindre. Je laisse tant de toiles à demi levées, des pans entiers en suspens, non par paresse mais par refus de la mise à mort de l’idée. Ne pas fermer trop tôt. Ne pas tuer ce qui bouge encore. Garder à l’œuvre une chance de continuer sans moi, et à moi la possibilité d’y revenir sans devoir l’achever. C’est un pacte de survie, à deux : la toile et celui qui la regarde. Si je n’avais pas fait répéter l’enfant, l’autre jour, j’aurais pu entendre « un cheveux », hausser les épaules, repartir à l’atelier et laisser passer la scène. Là, je l’ai attrapée. Non pas malgré mon oreille, mais à cause d’elle.|couper{180}

Carnets | janvier

26 janvier 2019

C’était une petite forme noire qui sautillait sur la neige, rien de plus. L’enfant a pris un caillou, l’a glissé dans l’élastique, a pincé le cuir entre le pouce et l’index, a tendu, puis a lâché. Il savait que ça pouvait rater, comme d’habitude. Cette fois, ça a touché. L’oiseau a eu un bref déséquilibre, une aile à peine ouverte, puis il s’est couché sur le côté. Le gamin s’est approché avec le sourire qu’on a devant une réussite sans importance. Il s’attendait à voir l’animal repartir au dernier moment, comme si tout ça n’avait été qu’un jeu. Mais rien n’a bougé. Alors il a compris, d’un coup, qu’il avait tué un oiseau. Le premier. Il est resté là une seconde, juste à regarder. « Donc le hasard peut faire ça aussi », a-t-il pensé, sans phrases complètes. Il a ramassé le corps tiède et léger, l’a lancé par-dessus la haie, et il a décidé de ne plus y revenir. Le reste de la journée s’est mal tenu. Il n’avait pas voulu tuer, pas vraiment. Ce qui lui faisait peur, ce n’était pas seulement l’oiseau mort, mais le fait que sa main avait agi avant lui. Il y avait dans la tête une gêne continue, comme un bruit de fond qu’on n’arrive pas à baisser. Tout ce qu’il faisait passait par cette gêne. Le jardin, la maison, les gestes ordinaires paraissaient déplacés, comme si le décor appartenait désormais à quelqu’un d’autre. Il n’a rien dit. Il sentait confusément que les mots n’aideraient pas, qu’ils rendraient la chose plus réelle encore. Le soir, son père est rentré, il l’a embrassé. Après le repas, la télévision parlait d’une guerre lointaine. Les images défilaient, les voix aussi, et les parents s’enfonçaient dans le sommeil, chacun sur son canapé. L’enfant caressait le chien sans y penser. La mère s’est réveillée, a dit d’aller au lit, demain il y avait école. Dans sa chambre, il a allumé sa lampe torche et a repris le livre qu’il aimait. Les phrases glissaient. Il lisait, mais rien n’entrait. Il a éteint. Dans le noir, l’oiseau est revenu une fois, très net, puis il s’est endormi.|couper{180}

Carnets | janvier

Mensonge et vérité, les outils de l’art

Le mensonge et la vérité ne sont pas pour moi des idées générales : ce sont des outils de travail, des forces qui se disputent chaque toile, chaque phrase. Je ne sais pas ce qu’est une vérité si je ne la vois pas d’abord se déguiser, se déplacer, me tromper. Je peins, j’écris, et je m’aperçois que ce que j’appelais sincérité, au début, était souvent une pose involontaire : une manière de tenir le monde à distance en me racontant que je l’attrapais. Il m’a fallu passer par des images fausses — fausses non parce qu’elles mentent au réel, mais parce qu’elles m’épargnaient — pour comprendre peu à peu ce que je cherchais. Je ne crois pas à une vérité commune où l’on se retrouverait tous, comme à une place centrale. Ce rêve-là ressemble à d’autres rêves consolants : un paradis d’origine, un retour garanti, une phrase qui ferait accord. La vérité, en revanche, est morcelée, locale, liée à un corps et à son rythme ; elle change dès que je change. Et elle se cache sous des mensonges très simples : les premiers, ceux de l’enfance, qu’on oublie de ranger en lieu sûr ; puis ceux de l’âge adulte, plus raffinés, plus honnêtes en apparence, qui vous laissent vivre sans trop d’inquiétude. On s’y habitue. On les confond avec soi. Jusqu’au moment où ça craque : une toile qu’on n’arrive plus à finir, une phrase qui sonne creux, un regard qui ne répond plus. Là, quelque chose tombe. On reste avec ce qui ne s’explique pas. À la fin il ne reste pas une morale, ni un système, mais un silence net, sans adjectif, parce qu’il est déjà tout ce qu’il faut pour dire ce qui a été vrai et ce qui a menti.|couper{180}