La première fois que j’ai entendu sa voix, j’étais enfant et je traversais une période trouble, cette sensation de courir sans avancer, de faire des gestes pour rester au même endroit. La radio était allumée quelque part, je ne cherchais rien, et la voix est arrivée comme une présence. Grave, chaude, sans emphase, et pourtant tenue par quelque chose de ferme dessous : pas la bonté de façade, pas la gentillesse que les adultes s’obstinaient à jouer autour de moi, mais une force retenue, une réserve d’ombre. Félix Leclerc, je le sentais ainsi, non pas comme un homme aimable, mais comme un homme qui garde en lui une part sauvage et qui la protège. Ses chansons avaient l’air simples, presque douces, mais cette douceur était bordée par l’âpreté, comme si chaque phrase se savait capable de mordre. Les gens prenaient le bijou et oubliaient l’écrin ; moi j’entendais l’écrin, j’entendais ce qui entourait les mots. Longtemps je n’ai pas écouté les paroles : je me laissais porter par la matière même de la voix, son rythme, ses creux, l’endroit où elle vibrait, l’endroit où elle se taisait. Elle me faisait un abri, pas un abri sucré, un abri réel, où l’on peut respirer quand le monde ment. Plus tard seulement, en reprenant ces chansons avec une oreille neuve, j’ai compris que la poésie n’est pas une décoration mais une manière d’approcher ce qui effraie sans se dérober. Des mots très simples peuvent tenir au plus près du mystère ou de l’horreur, sans les flatter ni les expliquer. On peut rester à la surface et dire “c’est joli”, comme on dit “c’est gentil”. Mais quand la voix et les mots se rejoignent vraiment, il se produit autre chose : une phrase vous traverse, vous laisse une trace physique, et vous comprenez que ce que vous appeliez douceur n’était qu’une forme de courage. Une chanson comme ça ne passe pas ; elle se fixe, et vous accompagne longtemps après que l’enfance a cessé.


Né à La Tuque, en Haute-Mauricie, en 1914, Félix Leclerc a d’abord été annonceur dans une station radiophonique de Québec, puis de Trois-Rivières, après des études au Juniorat du Sacré-Cœur et à l’Université d’Ottawa. Arrivé à Montréal, en 1939, il interprète sa première chanson sur les ondes de Radio-Canada où il se fait aussi connaître comme comédien. Il obtient un grand succès littéraire avec sa trilogie Adagio, Allegro et Andante, et avec ses pièces de théâtre. En 1950, il se produit sur la scène de l’ABC de Paris et est rapidement consacré vedette internationale. Lauréat du Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros, à trois reprises, il obtient plusieurs autres distinctions au cours de sa prestigieuse carrière. Son prénom est associé à un trophée, le Félix, remis à l’occasion du gala annuel de l’Association de l’industrie du disque du Québec. Il meurt le 8 août 1988, dans l’Île d’Orléans, où il s’était réfugié dans les années 1960. "Le calepin d’un flâneur, page 1")