J’ai longtemps eu avec l’argent un rapport de fuite et de retour. Quand j’en avais, ça me faisait comme un repos étrange, une baisse de tension ; et presque aussitôt je cherchais à m’en débarrasser. Dépenser pour redevenir léger. Retrouver une pauvreté qui me paraissait plus vraie que l’aisance, plus proche de moi. Je ne me disais pas cela en ces termes, évidemment. Je sentais seulement qu’avec l’argent quelque chose se figeait en moi, et qu’en le perdant je respirais de nouveau. Je me suis construit là-dessus, au point que ma vie professionnelle aurait été toute autre si j’avais voulu garder, accumuler, viser. Je n’ai pas visé. J’ai passé mon temps à défaire ce que je gagnais, comme si le gain portait une menace. Mon père est dans cette histoire, au centre. Voyageur de commerce, absent des journées entières, il rentrait le week-end avec une énergie impatiente, prête à rattraper ce qu’il pensait avoir laissé filer. Il s’installait dans son bureau, pipe au bec, dans un fauteuil de cuir près de la cheminée, et il écrivait un programme pour tout le monde. Il fallait s’y tenir. L’hiver approchant, il faisait rentrer des stères de bois pour les deux cheminées. La maison en débordait. Je revois le tas comme une falaise. Je devais charger la brouette, la pousser au fond du jardin, revenir, recommencer. Chaque aller-retour me prenait un âge. Quand je retrouvais le tas, il me semblait intact, comme si je poussais du vide. Peu à peu je comprenais que ça diminuait, mais cette compréhension ne me soulageait pas : elle ajoutait juste la certitude du temps perdu et de ce qui restait encore à faire. J’aurais voulu être ailleurs. Jouer. Tailler des arcs. Partir en vélo rejoindre la forêt. Ou tenir ma canne au bord du Cher, ce fleuve gris où flottaient parfois des plaques grasses de sang venues des abattoirs, comme si le paysage lui-même avait sa part d’horreur ordinaire. Après le bois, mon père prenait une boîte à gâteaux en fer sur l’étagère et y jetait un ou deux billets. “Voilà ton argent de poche.” Parfois il rentrait content d’un contrat, sortait des billets de sa poche, les glissait dans la tirelire. Je croyais que c’était la mienne. C’était la nôtre, à mon frère et moi. Lui, plus jeune de trois ans, ne poussait pas les brouettes avec moi. Il ne semblait pas appartenir à cette corvée. Quand je m’en aperçois aujourd’hui, je comprends mieux la distance qui s’est mise entre nous : pas seulement la différence d’âge, mais la différence de charge. Moi, j’étais celui qu’on mettait au travail, et peut-être celui sur qui on comptait. Et pourtant, que je sue ou non, la boîte à gâteaux se remplissait toujours. L’argent venait comme une récompense, ou comme un ciel qui pleut sans raison. Il fallait peiner pour l’avoir, et en même temps il tombait sans lien visible avec l’effort. Cette incohérence a fait son nid en moi. Longtemps, l’argent et mon père se sont confondus : le poids de la corvée, la brusque générosité, le mélange de dette et de cadeau. Ce n’est qu’après sa mort, dans le manque brutal qu’elle a creusé, que j’ai compris pourquoi je m’étais tenu si près du manque d’argent : c’était une manière de rester à la distance exacte où je pouvais encore le sentir sans retomber sous sa loi.


illustration exercice à l’encre de chine, travail d’enfant