Dans les contes, il y a toujours une porte qu’on ouvre sur le pire. Ogresse, dragon, forêt interdite, chambre au fond du couloir : peu importe le costume, c’est la même fonction. Il faut que le héros y entre, qu’il s’y cogne, qu’il en ressorte changé. Enfant, je lisais ça comme on lit une carte du monde. J’y cherchais le frisson et j’y apprenais la règle : s’attendre au pire fait partie du voyage. J’ai grandi avec cette attente collée à la peau. Le dehors était une antichambre, la jungle commençait à la limite de la maison, et je croyais que le pire avait un nom simple : la mort. Quelque chose de noir au bout de la route. Puis j’ai compris, par une logique presque enfantine elle aussi, que ça ne tenait pas. La mort, une fois là, ne laisse plus personne se marier, ni revenir raconter l’histoire. Le pire devait se trouver avant. J’ai pensé à vieillir — Brel le dit mieux que moi. J’ai vieilli. Ce n’est pas drôle tous les jours, mais ce n’est pas l’ogre non plus. On passe encore des seuils, on rit, on tient. Alors j’ai eu ce doute embarrassant : et si j’étais passé à côté ? Si, sans m’en rendre compte, j’avais contourné le pire comme on contourne une ville qu’on ne visitera jamais ? Passer à côté du pire, c’est comme passer à côté du meilleur : on avance quand même, mais avec une sorte de fadeur persistante, le goût tiède d’un plat qui a manqué de sel. C’est là qu’une phrase me revient, non comme une morale mais comme un éclair : il n’y a rien de pire que de se cacher et de n’être jamais découvert. Je la reconnais parce qu’elle parle de ce que font les contes en nous : ils nous apprennent à sortir de la cachette pour être trouvés, pour être mis à l’épreuve, pour devenir quelqu’un qui peut enfin affronter ce qui l’attend. Et je me demande, sans ironie cette fois, si mon pire à moi n’a pas toujours été celui-là : me tenir à l’écart de la rencontre, rester hors champ, et appeler ensuite ça prudence ou liberté.

illustration huile sur toile pb 2019