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Carnets | juillet

13 juillet 2019

le texte ne parle pas des héros en général, mais du fait que, sans ces figures de fiction, tu n’aurais peut-être pas trouvé la force de te fabriquer une histoire à toi. Tes tableaux sont la version transposée, digérée, de ces panoplies d’enfance. Les Grecs anciens avaient inventé des héros de tragédie pour traverser en public les passions humaines ; moi, j’ai eu Zorro sur une télé noir et blanc. Quand il est arrivé dans le poste, c’était très simple de m’identifier à ce cavalier masqué qui maniait l’épée comme je brandissais mon bâton. J’allais chez le père Renard, au garage d’à côté, récupérer des chambres à air de camion. Avec les ciseaux de couture de ma mère, au grand scandale domestique, je découpais là-dedans des holsters pour mes revolvers imaginaires. L’“homme à la carabine”, c’était un bout de bois arraché à la tonnelle, retaillé à la va-vite. Puis sont venues les frondes, les héros de la Bible, Thierry la Fronde, les croisés de Thibaud des Croisades, et le manche de pioche, enfin assez lourd pour faire une épée crédible. Ce besoin de m’inventer des armes, des panoplies, des scénarios, me permettait de me fabriquer un univers parallèle où déverser ma rage d’enfant maltraité, mon désespoir, très loin de toute idée de “citoyenneté”. La figure du héros servait de bouchon sur le trou béant ouvert par l’incompréhension et l’absurdité des adultes que j’avais sous les yeux. Devenir le héros de ma propre histoire, sans le savoir, c’était déjà admettre qu’il pouvait y avoir une histoire, que je n’étais pas condamné à subir la leur. C’était un premier geste créatif, poussé par la nécessité. En grandissant, les héros se sont faits plus discrets. Ils ont vieilli avec moi, se sont usés, puis ont disparu sans que je m’en rende compte : l’ingratitude de la jeunesse fait ce travail-là très bien. Je les croyais réduits en poussière au fond du placard quand, en regardant un jour ma vie de peintre avec un peu de recul, j’ai eu une intuition brutale et comique. Dans le fond, chaque tableau est un épisode de Zorro, de Thierry la Fronde, de Bonanza ou de Mission Impossible. Je suis le fils prodigue de tous ces pères de carton-pâte, un descendant direct de leurs combats en studio. J’ai éclaté de rire en m’en rendant compte. Le rire est venu d’abord, comme après un effondrement, puis le sourire, plus tard, avec la gratitude et l’acceptation de ce que je suis. À bien y penser, je pourrais dédier une bonne partie de mes premiers tableaux à ces héros de pacotille : c’est grâce à eux, autant qu’à moi-même, que j’ai tenu la route sans me fracasser pour de bon. compression Enfant, je bricolais des holsters dans des chambres à air et des carabines dans des bouts de bois pour rejouer Zorro, Thierry la Fronde, les croisés vus à la télé. Ces héros me servaient de refuge contre la violence et l’absurdité des adultes ; ils me donnaient au moins une histoire dont j’étais le centre. En grandissant, je les ai oubliés, persuadé de les avoir laissés derrière moi. C’est en regardant mes tableaux que je les ai revus : chaque toile comme un épisode de série, un combat rejoué autrement. J’ai ri en me découvrant fils de ces pères de fiction, puis j’ai fini par leur dire merci : sans eux, je ne suis pas sûr que je serais arrivé vivant jusqu’à la peinture. illustration La jeunesse d'Hercule huile sur toile pb 2019|couper{180}

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Carnets | janvier

Se cacher et n’être jamais découvert : le vrai pire des contes

Dans les contes, il y a toujours une porte qu’on ouvre sur le pire. Ogresse, dragon, forêt interdite, chambre au fond du couloir : peu importe le costume, c’est la même fonction. Il faut que le héros y entre, qu’il s’y cogne, qu’il en ressorte changé. Enfant, je lisais ça comme on lit une carte du monde. J’y cherchais le frisson et j’y apprenais la règle : s’attendre au pire fait partie du voyage. J’ai grandi avec cette attente collée à la peau. Le dehors était une antichambre, la jungle commençait à la limite de la maison, et je croyais que le pire avait un nom simple : la mort. Quelque chose de noir au bout de la route. Puis j’ai compris, par une logique presque enfantine elle aussi, que ça ne tenait pas. La mort, une fois là, ne laisse plus personne se marier, ni revenir raconter l’histoire. Le pire devait se trouver avant. J’ai pensé à vieillir — Brel le dit mieux que moi. J’ai vieilli. Ce n’est pas drôle tous les jours, mais ce n’est pas l’ogre non plus. On passe encore des seuils, on rit, on tient. Alors j’ai eu ce doute embarrassant : et si j’étais passé à côté ? Si, sans m’en rendre compte, j’avais contourné le pire comme on contourne une ville qu’on ne visitera jamais ? Passer à côté du pire, c’est comme passer à côté du meilleur : on avance quand même, mais avec une sorte de fadeur persistante, le goût tiède d’un plat qui a manqué de sel. C’est là qu’une phrase me revient, non comme une morale mais comme un éclair : il n’y a rien de pire que de se cacher et de n’être jamais découvert. Je la reconnais parce qu’elle parle de ce que font les contes en nous : ils nous apprennent à sortir de la cachette pour être trouvés, pour être mis à l’épreuve, pour devenir quelqu’un qui peut enfin affronter ce qui l’attend. Et je me demande, sans ironie cette fois, si mon pire à moi n’a pas toujours été celui-là : me tenir à l’écart de la rencontre, rester hors champ, et appeler ensuite ça prudence ou liberté. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

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