En anglais, “exhibition” veut dire exposition ; en français, le mot regarde de travers celui qui déborde. Cette différence suffit à dire notre malaise : un peintre peut s’exposer, mais s’il s’exhibe il passe pour suspect, ou pour grotesque, et le grotesque, ici, sert de paratonnerre à l’émotion. On rit pour ne pas recevoir ce qui arrive. J’ai grandi avec ce réflexe autour de moi, mais je ne l’ai jamais porté très bien. Il y a en moi un pli d’origine, une façon de ne pas tenir la bride quand ça monte. Je ne pleure pas “pour faire pleurer”. Je pleure parce que quelque chose déborde et qu’il n’y a pas de raison de le tenir au fond de la gorge. Plus je vieillis, plus ça vient vite : une phrase entendue, une photo, un ciel d’hiver soudain lavé, et ça remonte. Et je sais à quel moment la peur apparaît : pas la peur qu’on me trouve ridicule, ça je m’en arrange ; la peur qu’on me voie vrai, nu, pris en flagrant délit de vulnérabilité. C’est là que la bienséance française est la plus cruelle : elle ne t’interdit pas de sentir, elle t’interdit de le montrer. Elle te demande de placer un rideau entre toi et les autres, d’être poli même avec ta propre tristesse ou ta joie. Ce soir je ne mets pas le rideau. Je pleure et je l’écris. Je m’expose et je m’exhibe en même temps, et tant pis si ça gêne. Je pleure parce que cette vie est plus belle qu’on ne le voit quand on court dedans, je pleure pour les amis perdus sur la route, je pleure parce qu’aujourd’hui la lumière a été limpide, presque insolente au cœur de l’hiver, et que cette insolence-là m’a touché comme un rappel : on est encore là, et c’est déjà beaucoup.
illustration Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989