Cassez-vous. Je ne parle pas à la foule abstraite, je parle à vos visages précis : le type au guichet qui a levé les yeux au ciel quand j’ai bégayé, la voix neutre au téléphone qui a récité “procédure” pendant que je suffoquais, le petit chef qui sourit en coin au moment où il appuie, le banquier qui me tutoie pour mieux me tenir, celui qui me regarde comme une ligne de dossier au lieu d’un corps. Vous, et la petite musique que vous traînez derrière vous, celle qui dit : reste à ta place, fais profil bas, remercie encore. Je vais vivre. À coups d’ongles d’abord, parce que c’est avec ça que je suis là, les mains, la peau, le souffle ; à coups de barre à mine si vous me coincez dans un angle ; à coups de couteau si vous passez la limite ; à coups de bite, oui, s’il faut que le désir me tire hors du trou. Vivre, pas tenir jusqu’à demain, pas ramper en espérant une pause, pas sourire pour qu’on me lâche. Vivre comme on se redresse après la gifle, vivre comme on crache ce qu’on a avalé de travers, vivre en laissant sortir le trop-plein et le trop-vide que vous avez versé en moi quand j’étais trop jeune pour fermer la porte. Centimètre par centimètre, en passant sous vos fils barbelés, vos leçons, vos “il faut”, vos manières de me faire croire que je suis coupable d’exister. Je vais vivre, oui, vivre sans demander pardon, vivre sale s’il le faut, vivant comme un cochon avant l’abattoir — pas héroïque, pas propre, pas sage : en couinant quand ça fait mal, en riant quand ça déborde, en chiant quand il faut vider, en bouffant quand j’ai faim, en jouissant quand ça vient, et que ça vous plaise ou non, parce que c’est ça, finalement : être là, entier, et ne plus vous laisser décider de la place de mon souffle.

illustration Huile sur toile ébauche, pb 2019