Sous mes semelles l’herbe gelée crisse, sèche, coupante. Par moments ça glisse ; le corps rattrape, les bras s’écartent une seconde puis se recollent au manteau. L’air pique. À chaque souffle une buée blanchit devant moi. Le nez coule, je renifle, mains dans les poches, et j’avance. La forêt est loin. Dix kilomètres, peut-être plus : un nombre-refrain dans la tête, à répéter pour tenir. Je suis parti jeudi, juste après le petit déjeuner. La maison était trop pleine, trop serrée ; des voix, des portes, la cuisine chauffée mais quelque chose restait froid en moi. J’ai ouvert le portail en le retenant du bout des doigts pour qu’il ne grince pas. La cour, les fenêtres, les “m’sieurs-dames” lancés au vide sans me retourner, et la route prise d’un coup, comme on se sauve. Ça fait longtemps que je marche. Le ciel est d’un bleu net, lavé par les orages de la veille. Tout est plus clair. Sur le pont de l’Aumance je me suis arrêté. L’eau passait vite entre les pierres avec un bruit mince, continu. Dans le courant, les herbes se pliaient et revenaient, encore et encore, sans décider de céder. J’ai sorti la cigarette volée à ma mère. Je l’ai tenue comme je voyais faire les grands, lentement, d’un air sérieux, presque cérémoniel, et je l’ai allumée. La fumée m’a griffé la gorge ; j’ai toussé, vexé et fier à la fois, parce que tousser, c’était leur ressembler un peu. Je suis reparti. Les champs labourés s’ouvraient à perte de vue : terre sombre, dure, retournée en mottes lourdes, et, tout au bout, une bande plus noire encore. L’orée. La route s’y enfonçait et disparaissait presque aussitôt. Là-bas, déjà, le froid changeait de nature ; il devenait calme. Les arbres étaient tels que je les voulais : droits, serrés, silencieux. Ils ne bougeaient pas, sauf un craquement de temps en temps, un travail lent de bois et de vent. Je les sentais liés entre eux par quelque chose de souterrain, de têtu, une vie qui ne s’exhibe pas. Quand l’un tombait, il ne quittait pas vraiment le groupe : il passait dessous, sombre, patient, dans les racines des autres. Je suis entré sous leur voûte. La route a disparu derrière moi. J’ai marché plus doucement. Un peu plus loin, tout ce que j’avais laissé dans la maison semblait déjà loin, comme si ça appartenait à un autre jour.