Quand sa fille demande à Gregory Bateson : « Papa, c’est quoi l’ordre ? », il répond qu’on a chacun le sien, mais que ça ne change rien au fait simple : les choses ont plus de chances de se mettre en désordre qu’en ordre. Cette phrase me revient au Luxembourg. Je passais là des journées entières, vides au bon sens du mot. Je tirais une chaise de fer jusqu’au bassin central. La peinture verte s’écaillait sous les doigts ; le métal était chaud au soleil, puis froid dès que l’ombre tournait. J’écoutais sans choisir : les cris des enfants, le roulement des poussettes sur le gravier, le jet d’eau qui insistait au milieu comme une respiration régulière. À force, je m’endormais. Et dans ce demi-sommeil une autre musique apparaissait, faite de tout ça ensemble, mais tenue, unifiée, comme si le parc avait une phrase à lui. Sur l’eau, les restes de la journée dérivaient : brindilles, papiers de bonbon, bouts de bâtons de glace, un pétale, une capsule de plastique. Ils se rapprochaient, se poussaient, finissaient par se coller par familles imprévues. J’aimais cette petite géométrie lente. J’y cherchais sans doute un ordre, mais pas celui du ciel : un ordre à hauteur d’homme, le mien, fabriqué par la manière même dont je regarde et dont je range ce que je vois. Il suffit parfois de nommer les choses pour qu’elles se mettent à tenir ensemble. J’ai toujours eu cette impression : une intuition de départ qui appelle une réalité, non pas magique, mais presque fatalement produite par l’attention. J’ai vécu longtemps dans le désordre, pour le laisser travailler sur moi. Le laisser m’exposer, m’obliger à le traverser. Vivre dans le désordre est une compétence rude : on apprend à marcher au milieu des empilements, des retards, des principes qui traînent, des « il faut » qui encombrent autant que les objets. Quand je me suis pris, certains jours, pour un petit démiurge domestique et que je me suis mis à ranger à la chaîne, je n’ai pas trouvé de paix : j’ai trouvé une autre confusion, plus sèche, plus morale, celle qui croit sauver la vie en alignant des choses. Créer de l’ordre, au fond, c’est facile. Cela ressemble même à une solution. J’ai rangé mon atelier récemment parce que j’y reçois des élèves : j’ai passé un chiffon sur les tables, fait des piles, dégagé les sols, pour ne pas avoir l’air trop “cochon”. L’ordre rend d’abord présentable, et c’est déjà beaucoup dans une économie d’apparences. Une habitude, dit-on, se fixe en trente jours ; on y met de la régularité, et très vite on y tient. Mais dès qu’on tourne la tête, le désordre recommence son travail tranquille, comme la poussière, comme la végétation. Il n’a pas besoin de nous, alors que l’ordre, lui, dépend de notre regard, de nos catégories, de notre fatigue aussi. Parfois je me dis que c’est peut-être ça, la vérité nue : ordre et désordre ne sont pas des ennemis dans les choses, mais deux complices dans notre esprit, deux façons nécessaires de continuer à croire à une réalité stable.


illustration Photographie noir et blanc pb 1985