La désobéissance n’est pas chez moi un caprice. Elle surgit quand une injonction me demande de renoncer à quelque chose d’essentiel. Je peux obéir à ce qui protège, à ce qui canalise, à ce qui m’empêche de nuire. Je peux apprendre à différer, à tenir mes pulsions, à me taire quand il le faut. Mais dès qu’on touche à la liberté intérieure — celle qui me permet de penser, de créer, de dire non sans haine —, la désobéissance devient une question de survie. Ce n’est pas “faire n’importe quoi”. C’est refuser l’humiliation sous une forme polie. Dans l’atelier, cette frontière est claire : on vous tend des recettes, des styles, des goûts dominants, des phrases toutes faites sur ce qui se vend, ce qui rassure, ce qui “ne dérange pas trop”. L’artiste qui cède à cela peint avec la main de quelqu’un d’autre. La désobéissance commence là : dans le refus du poncif, dans le refus d’un beau convenable, dans le refus d’une œuvre qui flatte au lieu d’ouvrir une plaie. Si une peinture heurte, ce n’est pas pour le spectacle de la violence ; c’est parce qu’elle met le doigt sur une zone fragile, là où la bienséance masque une sauvagerie intacte. Nous vivons une époque où deux barbaries se croisent. L’ancienne — meurtre, viol, pillage — n’a jamais disparu ; elle change de visage, elle s’habille de prétextes, mais reste ce qu’elle est : une violence qui s’autorise elle-même. L’autre est plus froide : elle se dit raisonnable, efficace, nécessaire. Elle détruit sans sang visible, par calcul, au nom du bien-être d’une minorité. Elle ravage des vies, des pays, des milieux, et s’excuse ensuite avec des chiffres. Entre les deux, la peur prospère et la parole publique se fige. On demande aux gens d’être sages pendant qu’on leur retire les moyens de vivre. On invoque des “valeurs” à ceux qui n’ont plus de quoi nourrir leurs enfants. C’est là que reparaît l’hésitation la plus simple : parler ou casser. Rester dans le cadre ou le rompre. Les gilets jaunes ont porté cette hésitation à ciel ouvert. Le mouvement a montré à quel point le pouvoir se nourrit de nos scrupules : si nous dialoguons, il temporise et continue ; si nous explosons, il réprime et continue. Dans les deux cas, il continue. Alors que faire ? Je ne connais pas de solution propre. Je sais seulement ceci : l’art n’a aucun sens s’il s’aligne sur la peur. Peindre des paysages “jolis” comme si le monde n’était pas en train de se durcir, écrire des textes qui s’excusent d’exister, c’est ajouter une couche de somnifère à une époque déjà anesthésiée. La désobéissance artistique n’est pas une posture héroïque ; c’est une obligation minimale : tenir sa place sans se mentir. Faire une œuvre qui refuse la langue des dominants, qui refuse le confort du consensus, qui rend visible ce que tout le monde préfère laisser hors champ. Si quelque chose peut encore déplacer les mentalités, ce ne sera pas une morale de plus. Ce sera une somme de gestes précis, tenus, risqués, qui cessent de demander la permission. J’en appelle à cela : que les artistes désobéissent d’abord dans leurs œuvres, sans slogan, sans prudence prophylactique, et qu’ils acceptent d’y mettre leur peau. Que cette désobéissance-là circule. Qu’elle devienne contagieuse.