21 juin 2024
Je recommence. Je doute. Je ne suis pas sûr. J’hésite. J’ai envie. J’ai peur. J’avance un pied. Je perds l’équilibre. Je tombe. Je me relève. Je recommence. Je progresse. Je m’habitue. Je m’amuse à tomber, à me relever. J’apprends à faire confiance à ce corps. Bientôt je courrai.
Je vois l’arbre en fleurs, j’éprouve une émotion, la blancheur des fleurs me rappelle une chose. Je ne sais quelle est cette chose. J’éprouve à la fois de la joie et de la peine, les deux sont mélangées, de la grenadine dans de l’eau. Je vois le mélange s’effectuer quand la main plonge la cuillère dans le verre. Je vois le rose se modifier. Je comprends que la quantité de sirop au fond du verre joue un rôle comme la quantité d’eau qu’on ajoute au sirop. J’ai envie de grimper à l’arbre, de m’enfouir complètement dans la blancheur des fleurs. Je cours vers l’arbre, je tombe, je me relève, je ne peux pas le perdre de vue, il est là, de plus en plus grand. Je progresse, j’y arrive. J’ai peur et j’ai envie de m’enfouir dans ces fleurs blanches.
Le parfum suave des fleurs entre par les narines. Le parfum ne se voit pas, mais je le sens. C’est une chose invisible qui remplit le corps tout entier une fois qu’il est entré par les narines. Comme la blancheur des fleurs du cerisier pénètre par les yeux et fait tituber le corps entier.
Je goûte le vert des feuilles d’oseille. Le goût est acide dans la bouche. Je suis surpris. Je ne suis pas sûr de ce que je ressens, pas encore sûr de savoir vraiment quoi penser de cette acidité. Je suis surpris. Je me reprends, je recommence, je m’habitue à l’acidité comme à la surprise que procure l’oseille quand on la cueille. Je goûte toutes les herbes du jardin une par une, je les touche, j’estime du bout des doigts de la paume leur texture, certaines sont douces, d’autres plus dures, mais à la fin tout finit dans la bouche pour obtenir encore et encore la surprise, le vacillement léger, la découverte, l’acceptation ou le rejet par le palais et par la langue. J’ai des doutes concernant les mots salsifis, épinard, rhubarbe, groseille, pois cassé. Je les goûte une fois et je fais la grimace, je les entends, ils entrent dans mon oreille, je me souviens du goût, il me dégoûte.
Je regarde autour de moi quand quelque chose me dégoûte et le dégoût envahit tout ce que je vois autour de moi. Je suis au centre du dégoût, le dégoût est en moi, il ressort par les yeux et il envahit tout autour de moi. Je ne sais pas si je suis en colère d’être dégoûté comme ça contre moi-même ou contre tout ce qui me dégoûte désormais tout autour de moi. J’ai des doutes. Je me trompe souvent. Je suis maladroit, les objets m’échappent, les objets tombent et souillent la table, la fourchette, le couteau, la petite cuillère. La réaction vis-à-vis de cet événement est variable. Cela peut faire naître un éclat de voix, une claque, un coup de poing sur la table. Parfois aussi on me saisit par-dessous les épaules. On m’extirpe de la chaise. On me met dans un parc entouré de barreaux, la lumière s’éteint, il fait noir, je crie, je pleure, et puis à un moment ou à un autre, une fois que tout le dégoût est sorti de mon corps, je me sens apaisé, je m’endors.
Je suis sorti du ventre de ma mère et on m’a placé dans une couveuse pendant plusieurs semaines. Je ne me souviens plus du tout de cette période de ma vie. J’imagine qu’elle a été importante. Je ne cesse de la reconstruire. J’imagine la quiétude du ventre de ma mère, j’imagine le désir étrange qui me pousse à m’en extraire soudain. Souvent je pense que je me suis chassé seul du paradis, pour quelle raison, je l’ignore. Je pense que la raison est de n’avoir pas été baptisé. Mais c’est une erreur logique. Pouvais-je entendre le refus de mon père depuis le ventre de ma mère ? « Non il ne sera pas baptisé, il choisira sa religion quand il sera grand. » Est-ce pour cette raison que je n’ai eu de cesse, enfant, de vouloir devenir grand ? Et pourtant je n’ai jamais fait le nécessaire pour obtenir ce baptême, pas plus que de me relier à quoi que ce soit. Et quand je remonte le fil des raisons possibles, je pense à chaque fois que je ne suis pas assez grand. Je panse en tout cas quelque chose qui ressemble à une blessure, et cette blessure est un amalgame que j’effectue entre l’isolement de quelques semaines en couveuse après m’être chassé loin du paradis, et aussi cette malédiction extérieure m’interdisant d’entrer dans la lumière de la foi par le baptême. Je me mets bien entendu à détester la religion et tous ceux qui en pratiquent une, parce que je pense qu’ils ont obtenu ce passage naturellement, sans le plus petit effort de leur part, tellement facilement, naturellement que ça me dégoûte. Je n’ai pas de goût pour la société, je reste dans un coin de la cour de récréation, ou bien je m’enfouis dans un trou, ou encore je cours tout au fond du jardin pour grimper sur l’arbre. Je me sens mal en société. Je sens que ça ne va pas, que ça ne va jamais. Je sens que je freine malgré moi, que je ne progresse pas, que je meurs à petit feu dans le dégoût qui me vient pour fuir ma peine.
Je m’invente des histoires pour échapper à l’ennui mortel. C’est une puissance invisible qui me guette depuis le ciel gris et bas par-delà les collines. Il m’est tombé dessus sans crier gare. Il est comme de la boue ou comme lorsqu’on veut courir ou voler dans un rêve, il nous cloue sur place, nous force à effectuer du sur-place. Quand je le sens venir j’éprouve toujours une sensation physique de lourdeur, mon corps devient pesant, la terre est un aimant qui oblige le corps à s’en rapprocher, alors il faut s’asseoir ou s’allonger, on a bien de la peine à se tenir debout quand l’ennui frappe. Et comme il n’y a rien à faire à part attendre que ça passe, je m’invente des histoires, pour passer le temps. Je n’ai pas su tout de suite que c’était inventé, il a fallu que l’on me le dise, arrête de nous raconter des histoires. Cela ennuyait le monde que je lui raconte des histoires. Un prêté pour un rendu.
Je crois que le diable n’attend rien d’autre qu’un simple hochement de menton de ma part. Que si je regarde le fond du puits dans la cour de la ferme, la mère à quatre bras va m’attraper et m’emporter tout au fond de la terre. Je crois que j’attends d’être puni d’exister, que les choses ne peuvent se dérouler tranquillement, gentiment pour moi comme pour tous ces autres enfants que j’aperçois autour de moi. Ils sont des étrangers dans l’expression de leur étrangeté, de leur différence, et si je creuse la raison de cette différence, c’est que pour eux tout est naturel, ils n’ont pas besoin de faire des efforts pour l’obtenir. Ils sont acceptés, ils se reconnaissent ainsi aussi sûrement que si l’acceptation était un signe sur leur front. Le diable est ainsi mais c’est le contraire, lui a un signe sur le front pour que l’on sache tout de suite qu’il est le diable. Il me fait peur mais en même temps je crois qu’il ne peut pas être aussi mauvais que tout le monde le dit. Peut-être que lui aussi est comme moi, qu’il a compris que je suis un être vivant dans le rejet, dans la marge, un être inachevé dans le sens où la fin serait d’être accepté. Mais que le prix à payer dépasse de mille coudées ce que la plupart des enfants qui se tiennent autour de nous dans la cour de récréation ont payé.
J’entends les paroles de chansons pénétrer en moi et je les reconnais. Je suis attiré par les paroles des chansons qui me parlent de la difficulté d’être et dont la fin va toujours plus ou moins vers une acceptation tranquille de cet état de fait. Les paroles de chansons sont comme un baume, une pommade qui soulage des coups, des blessures, on peut s’y reconnaître, elles sont comme la glace de la salle de bain dans laquelle on essaie de savoir qui l’on est. Je passe beaucoup de temps à me regarder dans la glace de la salle de bain à me recoiffer, à m’ébouriffer les cheveux, pour cacher les trous que je commence à percevoir dans mes cheveux. L’odeur du savon, la vapeur qui embue les vitres, font que la salle de bain est un lieu idéal pour essayer de comprendre qui l’on est. Ce que je perçois de moi, dans cette image inversée, me permet d’exercer un sentiment bizarre que je n’accorde qu’aux arbres et aux animaux, un genre de compassion, une excuse, une auto-acceptation. La salle de bain en fin de compte est une sorte de petit paradis privé quand on ferme le verrou, qu’on est certain que nul ne viendra nous déranger. Dans la chaleur de la salle de bain on retrouve le paradis perdu, le ventre de la mère, et les regrets sont les histoires que l’on se raconte pour tenter d’échapper à l’ennui pesant.
Je ne crois pas à cette durée que l’on m’impose. Je ne crois pas au temps. Je ne crois pas au moment présent. Je ne crois pas à l’emploi du temps. Je ne crois pas à l’irrémédiable. Je ne crois pas à la mort. Je ne crois pas à la naissance. Je ne crois pas aux renaissances. Je ne crois en rien de tout ce que l’on veut me proposer de croire. Je veux expérimenter tout ce qui m’est proposé. Je veux réinventer la roue pour les moindres mécanismes d’horlogerie, étudier les plus minuscules engrenages attentivement. Pour cela je m’enfonce dans la bêtise, dans cette sorte d’instinct nommé animalité. Je ne me sens ni meilleur ni pire qu’une bête, qu’une plante, qu’une pierre. Je crois que s’enfoncer dans l’absence de croyance, les refuser toutes les unes après les autres le plus méthodiquement possible m’entraînera vers la source même de toute croyance. Avec un peu de ténacité et de chance, j’inventerai les miennes. Elles résisteront à l’épreuve des chocs des balles et de l’imbécillité magistrale. Avec un peu de chance, beaucoup de ténacité.
Les travaux à ma portée sont la plupart du temps alimentaires, ils forment des excuses toutes faites pour ne pas faire autre chose de ma vie. Je possède des listes de raisons qui feraient pâlir de jalousie les scribes et les copistes, avec enluminures et graffitis dans les marges. Mais au fond de moi je sais que je perds mon temps, ce temps que je ne possède pas parce qu’on me le vole, que tout converge pour qu’on me le vole. Alors quand je ne travaille pas, quand je suis chez moi, je jouis de tout mon temps à n’en rien faire. Une fois la porte de mon appartement refermée, je me sens soulagé. Je m’allonge sur un canapé, je ferme les yeux, je me concentre sur ma respiration pour ne plus penser à rien. Je m’évade ainsi. Je refuse de sombrer pour autant dans le mysticisme. J’essaie d’apprendre à mourir, de parvenir à ce lieu mathématique représenté par le 0, au carrefour du positif et du négatif. La raison est que j’éprouve une peur de perdre la sensation d’être au monde, ce qui est tout à fait absurde puisque souvent je me dis que je n’y suis pas. C’est peut-être dans le fond une approche empirique des paradoxes qui m’occupe, peut-être que j’imagine la mort comme un seuil, comme la vraie porte de cette vie dont je rêve en vain.
L’art est une île lointaine dont j’aime à mes moments perdus rêver. Ou une femme. Un impossible amour. Il faut toujours que je sois déçu pour raviver plus loin mon désir. Je me suis inscrit dans une école pour apprendre ce que les gens nomment l’art. Je n’ai rien appris que ce que je ne savais déjà. Que l’art n’est pas de l’homme, que c’est de là que provient toute la confusion, et certainement l’idiotie. J’ai décidé de tourner le dos à mes maîtres. J’ai dit que l’art me traverserait si je devenais suffisamment transparent. Je l’ai dit dans le temps, comme on allume une mèche suffisamment longue. L’explosion s’effectue par paliers, par décennie. Chaque étape emporte une partie de la poussière déposée sur les yeux depuis que l’on fréquente le monde des hommes. Chaque explosion fait écrouler les piliers un à un de cette absurdité que l’on a fait de l’art au cours des siècles. On ne décide pas de faire de l’art, c’est la vie ou la mort qui décident que tu es assez effacé, transparent pour te traverser. La nécessité se situe dans la volonté de transparence, pas dans le désir de faire de l’art.
Je suis seul et ça me va. Comme un gant. Un gant jeté à la figure du monde. Demain à l’aube, au chant du coq. Je suis devenu l’enfant que je n’ai pas pu être. Je sais à présent dire oui, dire non, je n’ai nul besoin d’y réfléchir pour en décider. Je ne peins presque plus que lorsque je me sens requis à le faire. Je ne cherche ni gloire, ni argent, ni postérité. Juste à émettre la note juste sur le silence que j’ai construit avec ténacité et parfois un peu de chance.
Quand l’enfant était enfant, il marchait les bras ballants, il voulait que le ruisseau soit une rivière, la rivière un fleuve, et cette flaque d’eau, la mer.
Quand l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était enfant, tout pour lui avait une âme, et toutes les âmes étaient une.
Quand l’enfant était enfant, il n’avait d’opinion sur rien, il n’avait pas d’habitudes, il s’asseyait en tailleur, partait en courant, avait une mèche rebelle, et ne prenait pas de pose pour la photo.
Quand l’enfant était enfant, c’était le temps des questions suivantes : Pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ? Pourquoi suis-je ici et pourquoi pas là ? Quand commence le temps et où finit l’espace ? La vie sous le soleil n’est-elle pas un rêve ? Ce que je vois, entends et sens, n’est-ce pas simplement l’apparence d’un monde devant le monde ? Le mal existe-t-il vraiment et y a-t-il des gens qui sont vraiment les mauvais ? Comment se fait-il que moi, qui suis moi, avant de devenir, je n’étais pas et qu’un jour moi, qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ?
Quand l’enfant était enfant, ça lui arrivait de manger une pomme, et ce n’est plus maintenant, morsure après morsure, que ça lui arrivait.
Quand l’enfant était enfant, les baies tombaient dans sa main, comme seules des baies tombent dans une main, et c’est encore le cas maintenant. Les noix fraîches lui faisaient une langue rapeuse, et c’est encore le cas maintenant. Sur chaque montagne, il avait la nostalgie d’une montagne encore plus haute, et dans chaque ville, il avait la nostalgie d’une ville encore plus grande, et c’est encore le cas maintenant. Il atteignait les cimes des arbres pour cueillir des cerises, tout comme il le fait encore maintenant, il était effrayé par les étrangers, comme il l’est encore aujourd’hui, il attendait la première neige, tout comme il l’attend encore aujourd’hui.
Quand l’enfant était enfant, il lançait un bâton contre un arbre, et il y vibre encore aujourd’hui.( Peter Handke)
Pour continuer
Carnets | juin 2024
30 juin 2024
Je lève les yeux au ciel et cette luminosité dans le nuage. Est-ce que je vois vraiment cette luminosité particulière aujourd’hui ou est-elle le souvenir de plusieurs fois où elle surgit ainsi au détour d’un regard ? Sacrée question pour démarrer la journée. C’est dimanche. Je traîne. Il faut que je finisse de passer le karcher dans la cour. J’ai dû m’interrompre hier à cause de la pluie. Il faut au moins que j’attende 10 h. J’ai encore un peu de temps. J’ai créé plusieurs sites en local, deux avec SPIP et un avec Indexhibit. Un site est dédié au classement de tous les papiers de la maison ; il contient aussi les listes de livres par pièce dans la maison, des tutoriels informatiques, des listes de tout un tas de choses encore. Celui-là est accessible en local pour que S. puisse aller le consulter. Le second site SPIP est destiné à regrouper mes textes. Mais je bute encore sur l’arborescence, la notion de rubrique racine, et de sous-rubrique. J’ai aussi créé une partie notes de lecture. Ce site est accessible sur ma machine uniquement. Le troisième site Indexhibit était normalement destiné à la photographie. Mais pour tester des mises en page perso, j’ai voulu entrer du texte aussi. Je me disperse encore. Vendredi prochain, mais je parle d’un temps parallèle à celui de la publication, ce sera la fête des élèves. J’ai encore l’atelier à ranger, les toiles à accrocher. S. me dit qu’on sera moins nombreux que prévu. Tant mieux car risque de pluie prévu. On pourra se réfugier dans l’atelier. Le lundi qui suit, il faudra décrocher l’exposition de S. Ensuite, la grande inconnue de juillet-août, plus que les stages pour faire entrer un peu d’argent. Les prélèvements ne prennent aucun congé. J’ai moins lu cette semaine. Je me suis perdu dans les méandres du code HTML et CSS. J’aurais du mal à revenir néanmoins sur Windows à présent. Linux m’oblige à pénétrer dans les arcanes de la ligne de commande, d’aller plus en profondeur, de ne pas être juste un utilisateur, un consommateur. J’ai aussi laissé de côté la lecture de blogs. De temps en temps, je vois passer les messages mais je ne clique pas. Pas le temps ou bien je suis trop occupé, pas assez disponible. C’est un choix. Découverte du site Meyerweb.com en effectuant des recherches sur les thèmes Indexhibit. Le dernier article publié date de deux semaines, sur la perte d’une enfant, dix ans après. Et cette phrase à la fin : « Vous ne l’avez pas déçue. — Je le sais, mais je ne le sens pas. » En feuilletant les pages du site, je tombe sur des articles datant de 2003 et qui semblent traiter de l’utilisation du CSS à ses débuts. La mise en page est minimaliste, pas de fioritures, juste une colonne à gauche de l’écran. Titres en gras, texte et code. En relevant l’impression d’aridité de cette rencontre, la difficulté d’entrée dans ces articles, je me demande si la présentation joue autant un rôle que l’aspect inconfortable qu’ils présentent. De là, je tire une sorte de leçon concernant la séduction des mises en page. C’est drôle car c’est exactement ce que je cherche au bout du compte sur les sites locaux que je construis. Pas de fioritures, du contenu présenté de manière claire et pratique. Ce qui me fait penser aussi à T.C et au fait qu’il ait passé son blog entier pour qu’il tienne sur un repository GitHub. Il y a certainement une connexion à effectuer entre l’usage minimaliste du code et les préoccupations écologistes au regard de l’abondance qui se manifestent principalement par des signes d’appartenance à la mode du moment. Depuis que je connais Internet, j’ai vu tellement de changements. Revenir à ces souvenirs des prémisses, quel navigateur ? Netscape Navigator peut-être. Le fait d’utiliser un code simple est avant tout poussé par le souci que tous les navigateurs puissent le lire. Ensuite, on arrive à des navigateurs plus évolués, plus exigeants. Le barrage s’effectue par la qualité des machines, par leur puissance. Si tu as une vieille machine, un navigateur peu adapté au changement, tu restes sur la touche, du moins c’est ce que l’on veut te faire croire. De là, l’utilisation des logiciels open source. Avec une machine qui n’a pas de grandes capacités, on peut installer une distribution Linux, et disposer néanmoins d’un accès au web dans sa totalité. Concernant les sites web désormais, on voit aussi certaines hégémonies s’installer. Pas pour rien que je reviens à SPIP, à Indexhibit. Après, il faut relever les manches, ça ne tombe pas tout cuit. Et dire qu’aujourd’hui les hébergeurs te proposent d’installer un WordPress en moins de cinq minutes, clé en main. Cette apparente simplicité qui te laisse comme une andouille sur le carreau dès qu’un grain de sable enraye toute cette belle mécanique. Cette semaine, j’allais presque oublier que je me suis rendu à R. au-dessus d’A. Un trou paumé vraiment. Mon GPS était dingue. J’ai dû faire au moins trois fois le tour du village avant de trouver enfin la rue. Impression bizarre d’arriver dans un club du troisième âge. Des personnes étaient assises et jouaient au tarot. On m’a demandé de patienter. La dame va venir. Au bout du compte, je me suis retrouvé à devoir me vendre à un groupe de dix personnes. « Et ce n’est pas fini, et en plus, etc. » À la fin de l’entretien, celle qui prenait des notes me dit qu’on me rappellera, qu’ils ont encore une autre personne à rencontrer avant de prendre leur décision. J’en étais quasi vexé d’avoir déployé autant d’énergie. Me suis à nouveau perdu pour rentrer. Il fallait se dépêcher car la route serait barrée à partir de 20h. Je serais condamné à errer jusqu’au lendemain 5h dans cet endroit du monde si étrange. Hier, samedi, je téléphone à Free avec le téléphone de S. Le mien semble hors service. Le type au bout du fil effectue les vérifications d’usage à distance et voit que rien ne paraît bloqué. Sauf l’âge de ma carte SIM, qui date de 2014. Ils m’en renvoient une que je devrais recevoir cette prochaine semaine.|couper{180}
Carnets | juin 2024
29 juin 2024
Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l’Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. On a posé les valises à l’étage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fantômes et les rats. D. habite la petite maison juste après le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont pointés vers 20h. C’était la première fois chez lui, en plusieurs années d’amitié. M’y suis trouvé si bien que j’y serais resté. La trempe que j’ai prise. M. habite la maison d’à côté. Dacoté, je crus longtemps que c’était un nom. Comme d’autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez. La difficulté d’habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j’étais à l’envers. La maison en Calabre. Deux événements simultanés à ce propos : le livre de Georges H. et la réalité que nous vivons. On dirait une mise au point télémétrique. Sauf que lorsque les deux images coïncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche bée. On dit de lui ou d’elle et encore de cet autre : ils sont habités. Ce n’est pas quelque chose de poétique, ils ont des poux les pauvres. Tu habites là, donc tu suis les règles. La cohabitation, proche de la coagulation, à la fin on pense à de la sauce figée. Et l’autre qui dit « le gras, c’est la vie ». Vous habitez chez vos parents. Hélas, oui. Vous n’êtes pas habité, rien de tout ça ne t’habite, tu finiras certainement romanichel. Dans « Le Baron perché » de Calvino, je retrouve l’idée de ne plus vouloir descendre de mon cerisier. Le mot cabane et le sentier des nids d’araignées, bifurcations de pensées ou de souvenirs, la sensation de déjà-vu. Toujours cette effrayante propension à vouloir fuir l’ennui. Habiter l’ailleurs. D’ailleurs, dit-on l’ailleurs ou ailleurs dans ces cas-là ? J’habite seul. J’habite avec sept chats. J’habite à l’étage. J’habite au septième étage. J’habite après le coin de la rue. Au septième sans ascenseur. Plusieurs fois, d’ailleurs. J’habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n’habite qu’avec difficulté ce genre de situation. Je ne cherche pas à m’investir. Une maison à moi, vous n’y pensez pas. L’idée m’habite un moment, un atelier de sculptures en papier mâché pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m’habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut être patient, impatient. À fond dans l’un ou l’autre ? Il y a beaucoup à dire à partir de là. Ça se bouscule : sur le verbe habiter, sur le mot maison, sur les cabanes, les châteaux en Espagne. À Lisbonne, j’habite quel quartier déjà, celui dont parle Cendrars. Je l’ai au bout de la langue. Et déjà je pense à autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa à chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway à ce moment-là qui gravit la colline. Rien ne m’habite, tout me traverse. Je repense à cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demandé ce que je pensais des maisons de paille à cette époque, si elles m’évoquaient quelque chose. L’Afrique telle qu’on nous la peint dans les livres d’histoire. La case de l’oncle Tom. Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres. La folle habite de l’autre côté de la rue. Au même étage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. Derrière la cloison fine de la chambre d’hôtel, je l’entends rire toute seule. C’est effrayant. Parfois elle dit des choses énormes. C’est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, même ceux des pieds. Et ce rouge à lèvres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu’on habite ensemble. Une promiscuité dans l’ailleurs. J’ai entendu ça. Il s’est redressé de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m’a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je rêve, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C’était un Anglais. Il est mort maintenant. Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c’est trop d’un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence déjà par une phrase, après on verra. L’errance est une question permanente sur le fait d’habiter quoique ce soit. Les gens enracinés ne savent pas de quoi je parle, ce n’est pas grave. Le mot habiter en anglais peut-être « to live », je pense Hamlet, « to live or not ».|couper{180}
Carnets | juin 2024
28 juin 2024
À partir d’un objet sans le décrire. Donc plutôt écrire à partir d’une relation avec un objet. Peu importe l’objet. Il n’a pas besoin d’être spectaculaire. Ce serait même un handicap qu’il le soit. Il serait la vedette. J’y perdrais. J’ai toujours la sale habitude de m’aplatir face à tout ce qui est spectaculaire. Je m’aplatis, je me couche, je m’effondre dans la contemplation du spectacle. Je mets toujours un certain temps à m’en relever. Je fais souvent semblant de ne pas être écrabouillé par le spectaculaire. J’imite le flegme anglais à ces moments-là. Intérieurement, je suis complètement explosé. Mais extérieurement, rien ne se voit. Je suis une façade dans une avenue de Palerme. Devant, on imagine que ça en impose. Derrière, les bidonvilles. Dans un premier temps, je cherche mon objet. Quel objet vais-je bien pouvoir PRENDRE / UTILISER / EXPLOITER / ME SERVIR. Ça commence bien. Les premiers verbes associés à une relation, ça commence bien. Recommence en te déplaçant d’un pas de côté. Je ne cherche rien du tout. Je trouve. C’est Picasso qui a dit ça. Disons une gomme. Pourquoi une gomme, pourquoi pas. Peu importe le pourquoi. Est-on obligé toujours d’être assailli de pourquoi ? Mettons les pourquoi de côté. Tendons la main vers la gomme. Quelle action ensuite ? Je vais beaucoup trop vite déjà. Avant de commettre la moindre action, il y a l’œil. Voir cette gomme. Je vois une gomme posée sur une table. Voilà comment les choses se passent. Je cherche souvent une gomme et ne la trouve pas. Quand je ne cherche plus, je trouve. C’est souvent comme ça que les choses se passent. En tout cas, avec les gommes. La gomme surgit au moment où je m’y attends le moins. Il m’arrive de penser qu’elle me nargue. Tu me cherchais hier et tu ne me trouvais pas, ben voilà, j’apparais aujourd’hui. L’œil tombe sur une gomme. J’en ai plusieurs. Mais elles m’échappent toujours. Parfois, je les rassemble dans une boîte en plastique. Je leur dis : « Bougez pas, je vous rassemble, bougez pas. » Et puis, les choses sont ainsi, les gens traversent mon atelier, prennent une gomme, l’utilisent, ne la remettent pas dans la boîte en plastique. Parfois, c’est à croire qu’ils la fourrent dans leur poche. Qu’ils repartent avec mes gommes. J’y pense parfois. Puis j’élude. Je crois que c’est surtout parce que je ne range pas les gommes après la séance. Mon inattention dans ce domaine est assez phénoménale. Elles en profitent, bien sûr. Elles se cachent sous des feuilles de papier. Elles tombent au sol, roulent sous la table, vont se loger dans les recoins les plus improbables. Et puis, soudain, au moment où je m’y attends le moins, l’œil tombe sur une gomme. Voilà ma vie. C’est mieux ? Pourquoi cette question ? C’est autrement. Je peux chercher encore un autre point de vue. Un point de vue à l’aveugle. Un angle mort. Je ferme les yeux, je récite un mantra, j’avance le bras, mes doigts touchent quelque chose d’un peu mou, c’est comme de la pâte à modeler, c’est un peu froid, mais ça se réchauffe rapidement quand je malaxe la matière, j’en fais une boule. Je sais que c’est une gomme mie de pain, on ne va pas se mentir. Je ne vais pas faire l’ingénu, ou le comédien. Ce n’est pas forcément à cette gomme que j’aurais voulu penser. Mais la voici. C’est bien ce que je disais. Au moment où on s’y attend le moins, on se retrouve avec une gomme mie de pain dans la main. Même en fermant les yeux. Je me demande. Tu ne mettrais pas certains mots en MAJUSCULES. Pour qu’ils se détachent du texte, que tu les voies mieux. Ça veut dire quoi mieux ? C’est comme pour les gommes, je crois. Tu veux trouver une gomme pour mine de plomb, tu te retrouves avec une gomme mie de pain. C’est comme ça, c’est la vie. Faire de l’humour ne te sauvera pas. Ça peut soulager un moment, détendre, mais ça ne réglera pas cette affaire de gomme. Ça, c’est sûr. Se lamenter non plus. Avec le temps, une certaine équanimité d’humeur se fabrique. Avec les gommes comme avec tout le reste. J’ai commencé tôt. Avec un arc et des flèches. Trop facile de penser qu’en visant on atteindra une cible. Trop facile, c’est ce qui me vint immédiatement à l’esprit. Bizarre. La plupart des personnes pensent que viser est difficile, qu’il faut se donner de la peine, travailler son geste, s’améliorer sans cesse. Je dis non, ce n’est pas comme ça que ça marche. Avec cette méthode, l’ennui nous guette. Entrez donc dans l’atelier, vous allez bien voir. Cherchez donc une gomme, vous allez voir. C’est pas comme ça que ça fonctionne, la vie ici. Asseyez-vous plutôt et fermez les yeux, prenez le temps de devenir aveugles, sourds et muets. Vous y êtes ? Tendez le bras, tapotez sur la table, avec vos cinq doigts, laissez vos doigts courir à la surface de la table. Vous y êtes, vous sentez. Elle est froide, n’est-ce pas ? Malaxez. Vous avez mis le doigt sur le problème et sur la solution en même temps. À partir de là, chacun fait comme il peut. Certains font semblant de croire au hasard, d’autres s’inventent un ami imaginaire. Parfois, certains avalent la gomme pour pallier le problème. Ils pensent que ça va avoir un goût de pain chaud. Pas du tout. Ils se trompent. Et souvent, c’est une convenance, on préfère s’inventer un goût de pain chaud sur la langue plutôt que le véritable goût des choses.|couper{180}