20 juin 2024
je dis oui. Pourquoi pas. L’idée me vient après le visionnage de la vidéo de présentation, la lecture des textes de Handke, celle d’inverser de paragraphe en paragraphe une soi-disant « révélation » personnelle, singulière, bizarre en une narration qui exclurait toute particularité, pour revenir à une sorte d’anonymat, afin de n’être -plus rien d’autre- voix parmi toutes les autres voix. Un échange de mail, c’est parti.
On finit par succomber. Sous les mots d’ordre. Encore plus facilement, plus inconsciemment qu’on aura voulu résister afin de les éviter. Comme si – l’information- disposait de tout son temps, était dotée d’une sorte d’autonomie, d’une patience infinie pour trouver la faille. Tout ce qui reste à la fin de ce parcours de bégaiement, c’est la nécessité, c’est ce que l’on espère conserver. Et grand effroi parfois qu’elle ne soit une illusion aussi. Une raison d’être, posée sur l’innommable comme un pansement sur une plaie vive. Et bien qu’on ne sache ni pourquoi ni comment, on sait seulement qu’elle veut rester vive.
Cette nécessité doit bien se situer quelque part en ces lieux, en ces temps. Et l’écrire est ce moyen , comme le moyeu d’une roue, l’axe d’un cercle, si possible pas trop excentrique, un axe pas trop taré, permettant, aidant, poussant, à la dépossession de soi-même ( encore que je ne sois pas certain qu’il s’agisse du bon terme. Ordinairement il est possible qu’on confonde le personnage comme un fâcheux, un gêneur, un emmerdeur et, une fois qu’on a fait le tour complet des substantifs, qu’on tombe sur le pot aux roses, quelqu’un ou quelque chose d’insignifiant, la banalité tout simplement).
Le premier paragraphe peut être une prise de conscience. La possibilité d’enfin avoir une conscience des choses à la manière dont on effectue un choix. Je veux avoir conscience, non, j’ai tout à coup conscience des choses. Il est devenu urgent de prendre conscience des choses. Soudain, il s’interrompt. À soixante-quatre ans, le peintre détourne les yeux de son tableau. Quelque chose vient de bouger dans la périphérie, au-delà. Un rayon de lumière tombe sur une feuille du laurier que la brise agite doucement dehors, dans la cour. Le regard, timidement, pénètre dans cette vision et c’est comme un retour à la maison. Sauf que cette maison, à ma connaissance, n’a jamais existé. Il me semble que c’est seulement une maison rêvée, constituée de bric et de broc de cet acabit-là très exactement. Et il me suffit d’en prendre conscience par la douleur voilà tout. La douleur est un excellent conducteur de conscience. Et puis tout à coup vers ce lieu, proche de l’insoutenable, un rayon de lumière à un instant T, vers quoi le regard s’oriente sans raison particulière, ce qui l’apaise grandement, comme s’il avait croisé la présence de l’ange. Encore une chose un être sensé ne pas exister comme je suis désormais proche de croire que je n’ai jamais existé. Tout comme le peintre. Que tout ne fut que rêve cauchemar, élucubration d’oisif, désir d’évasion de délinquant.
Je ne sais plus rien de ce que je crus un jour savoir. J’ai désappris avec autant de peine sinon plus que ce par quoi j’ai appris. Je me suis souvenu d’une phrase, je crois qu’elle est logée dans une chanson. « On se croit mèche on n’est que suie ». Encore qu’il s’agisse encore de vanité lorsque je veux me dire qu’ aussi loin qu’il m’en souvienne, et ce dès le début, je su qu’il devrait en être ainsi.
J’ai travaillé à des choses insignifiantes pour pouvoir manger, me loger, m’habiller, c’est aussi cela la vérité, j’ai bêlé de concert tout en râlant en sourdine. Il ne me vient pas à l’esprit tout de suite que je suis un loup et que je peux me gaver de mouton. Je râle au lieu de faire hou hou comme un loup. Une longue agonie à passer, repasser à traverser, errer, dans les travaux dits subalternes qui alternent et alternent si bien qu’à la fin ils altèrent l’âme ou la renforce, mais ça on ne peut pas le savoir à l’avance. C’est un peu une loterie. Ce que l’on gagne au bout, pas des millions mais une triste tranquillité d »esprit au mieux, au pire on se découvre soudain aigri, racorni. Vieux. Et bien sûr on râlera encore plus sourdement, le loup disparaîtra, on deviendra absolument abscons , incompréhensible. Les jeunes générations vous traverseront du regard, elles ne vous verront pas, vous serez la surface un peu poussiéreuse d’une vitrine démodée sur laquelle tous ces jeunes gens en passant, flânant se mirent s’admirent, c’est comme ça, chacun son tour, rien à dire.
Je l’ai su grâce au grillage séparant nos jardins, nos maisons, je l’ai su douloureusement car il fallait des autorisations. Il fallait obtenir la permission. Je l’ai su que nous étions séparés par des murs, des clôtures, des âges, des expériences, des rôles à tenir, des postures, des ressentiments dont on a depuis la nuit des temps perdu la source, je l’ai su par la traversée permanente du jour ou de la nuit, des colères ou des haines qui sont pour nous des secondes natures. Secondes pour ne plus voir les premières, pour les oublier, les enfouir. Que la nature première ne vaut d’être fréquentée que lorsque l’on est seul, rejeté, en marge, et que cet écart- volontaire ou pas-peut influer sur la rapidité avec laquelle on la perçoit soudain. Comme un retour à la maison, même si à proprement parler on n’a jamais eu véritablement eu de toit, que les toits changent si souvent qu’on se lasse de toute tentative de s’y habituer pour ne pas être déchiré par leur perte.
Je ne me souviens plus de l’instant où je suis venu au monde. Ni du moment spécial, l’était-il vraiment ? où je fus conçu et même si avant que mes os ne se forment , un dessein avait-l été formé. Ma mère avait refusé plusieurs fois ma naissance, elle en avait surtout conçu de l’inquiétude, de tranquillité, et ces sentiments l’avaient poussée à jouir d’une forme étrange de culpabilité. Cette culpabilité d’avoir à accepter comme de refuser de mettre un être au monde ce qui sans cesse la tirailla, même et surement surtout quand je fus là en chair et en os, braillant, mugissant, bavant, me contorsionnant, rampant, merdant, pissant, gémissant, babillant.
C’est lorsqu’elle mourut que je compris la profondeur de l’ absence. C’est aussi lorsqu’elle mourut que j’eus vraiment l’étrange sensation de naître vraiment. comme si sa mort prématurée avait été une façon de réparer l’irréparable, ce qu’elle avait toujours imaginer être l’irréparable. Ne vivons nous pas tous dans cette étrange notion que rien, plus rien ne peut plus être réparé sauf au prix de nos vies, sauf au prix de tuer en nous dans l’œuf l’égoïsme l’individualisme le capitalisme ? Depuis Auschwitz, Dachau Treblinka ne le savons nous pas ? et qu’aussitôt je refusai d’en faire de son absence une présence. Pour ne pas échapper à la douleur de l’absence si aiguë soit elle si féroce, si inhumaine. Quelque chose se brisa mais c’est par les débris que je compris qu’une sorte d’unité avait un jour existé. Que je voulu à cet instant précis le croire, c’était cela que je nommais nécessité. C’était si surprenant de tomber dessus comme au détour d’une rue en ville. Il faut que je perde les choses et les êtres pour sentir à rebours qu’ils furent là très réels. En contrepartie, peu à peu ; je disparais en temps moi aussi à l’instar d’une construction irréelle.
Je crois que mon père aussi s’aperçut qu’il avait eu une femme à ses côtés lorsque il ne la vit plus. Qu’il continua de marcher comme les personnages de ces dessins animés vous savez parce qu’il avait prit simplement l’habitude de marcher comme d’endurer tout ce qui peut se produire dans la vie d’un homme. Parce que lui aussi avait appris cette seconde nature, celle qui consiste à enfouir la première, sauf quand soudain il ne le pouvait plus, qu’il devenait le diable lui-même, et tous les ogres, et tous les monstres que l’enfant rencontrait dans ses cauchemars.
Je crois que mon père voulut ma mort mille fois et en cela il fut véritablement un père. Chaque idée du peintre se présentant à son esprit il la caressa un instant, parfois quelques jours, une semaine, un mois puis il la brisa pour ne pas s’arrêter à une simple idée toute faite. Il voulait, il voulait sans accepter de dire clairement quoi. Il voulait c’est ce que j’en retiens comme lui avait voulu. Il voulait préserver une sorte de flamme, la transmettre mais il ne savait pas comment faire car on ne lui avait pas transmise à lui, ou si maladroitement. Ou si peu éclairante, si peu chaleureuse, qu’il dut d’abord inventer la flamme pour lui-même. Il savait à la fin qu’on ne fait jamais autre chose que de s’inventer cette flamme , que la transmettre ne servait à rien. Il voulait, il voulait il le désirait du plus profond de lui je crois, il voulait que j’invente ma propre flamme et peu en fin de compte lui importait qu’elle fut aussi froide, si peu éclairante que celle qui avait autrefois reçu en legs.
la litanie convient jusqu’à ce moment où elle ne convient plus. Quand la fusée s’élève, qu’elle a vidé la plus grande partie de son carburant une réaction hypergolique lui permet de s’extraire de la gravité. On réajuste un peu son chapeau sur la tête, on remercie, si possible on est simple, et on fait quelques pas loin du mur, la lamentation s’achève. Elle a perdu soudain sa raison d’être. On a pris soudain conscience du mécanisme, on évolue dans l’espace intersidéral. J’évite l’incipit. Je ne sais plus la cause, ni si cela est facile ou trop spontané. Je louche. Les premiers mots se cachent quelque part dans l’un de ces paragraphes. Je ne sais pas encore qui ils sont, je ne les cherche pas. Ce que je sais c’est que tout ce qui tourne fait un cercle autour d’un centre, que sitôt que l’on se fait une idée de ce centre il s’évanouit. Je ne veux pas je ne veux pas je ne veux pas est l’exact pendant d’un je veux je veux je veux et tout ça forme un cercle qui me déborde et dont je n’ose même plus penser être au centre.
La région Centre est inscrite sur le manuel de géographie de la France, l’Allier et le Cher en font partie. Ce sont des mots qui ressemblent à d’autres mots, que l’on imagine fonctionnels, mais qui laissent des traces indélébiles néanmoins sans qu’on en sache vraiment pourquoi. Comme si deux mondes se superposent, comme si le sens premier se superpose au sens profane ou vice versa. Et mon quartier se nomme la Grave. Comme un accent grave déposé sur le a muet du monde qui m’entoure. L’Aleph ne se présente pas comme joyeux, il faut le ranimer pensai-je. Repeindre tout le décor du ciel et celui des galeries, des tunnels et des caves. Le peintre est un enfant dans le regard duquel tout le grave est entré comme du plomb qu’il doit chauffé à blanc, et, si possible avec l’aide du mercure, le transmuter en or. Le peintre est cet enfant, il est déjà alchimiste et il ne le sait pas encore.
La source se tarit mille fois pour nous rappeler à notre désir de source. J’écris comme je respire et peut-être est-il le moment d’étouffer, de manquer d’oxygène, de s’enfouir bravement encore dans la journée. Ceci n’est pas un texte définitif. C’est un début.
« » Lorsque l’enfant était enfant,
il ne savait pas qu’il était enfant,
tout avait une âme pour lui
et toutes les âmes étaient une. » (Peter Handke, L’enfant)
Cet après-midi je propose de revenir encore une fois sur la peinture abstraite en prenant le prétexte des fleurs, une sorte de synthèse si l’on veut à partir des exercices sur Joan Mitchell et Georgia O Keeffe. Il y a quelque chose à apprendre entre l’apparent lâcher-prise et l’apparente rigueur des teintes et des modelés, une sorte d’entre-deux qui est une sorte d’équation à résoudre en ce moment…
Pour continuer
Carnets | juin 2024
30 juin 2024
Je lève les yeux au ciel et cette luminosité dans le nuage. Est-ce que je vois vraiment cette luminosité particulière aujourd’hui ou est-elle le souvenir de plusieurs fois où elle surgit ainsi au détour d’un regard ? Sacrée question pour démarrer la journée. C’est dimanche. Je traîne. Il faut que je finisse de passer le karcher dans la cour. J’ai dû m’interrompre hier à cause de la pluie. Il faut au moins que j’attende 10 h. J’ai encore un peu de temps. J’ai créé plusieurs sites en local, deux avec SPIP et un avec Indexhibit. Un site est dédié au classement de tous les papiers de la maison ; il contient aussi les listes de livres par pièce dans la maison, des tutoriels informatiques, des listes de tout un tas de choses encore. Celui-là est accessible en local pour que S. puisse aller le consulter. Le second site SPIP est destiné à regrouper mes textes. Mais je bute encore sur l’arborescence, la notion de rubrique racine, et de sous-rubrique. J’ai aussi créé une partie notes de lecture. Ce site est accessible sur ma machine uniquement. Le troisième site Indexhibit était normalement destiné à la photographie. Mais pour tester des mises en page perso, j’ai voulu entrer du texte aussi. Je me disperse encore. Vendredi prochain, mais je parle d’un temps parallèle à celui de la publication, ce sera la fête des élèves. J’ai encore l’atelier à ranger, les toiles à accrocher. S. me dit qu’on sera moins nombreux que prévu. Tant mieux car risque de pluie prévu. On pourra se réfugier dans l’atelier. Le lundi qui suit, il faudra décrocher l’exposition de S. Ensuite, la grande inconnue de juillet-août, plus que les stages pour faire entrer un peu d’argent. Les prélèvements ne prennent aucun congé. J’ai moins lu cette semaine. Je me suis perdu dans les méandres du code HTML et CSS. J’aurais du mal à revenir néanmoins sur Windows à présent. Linux m’oblige à pénétrer dans les arcanes de la ligne de commande, d’aller plus en profondeur, de ne pas être juste un utilisateur, un consommateur. J’ai aussi laissé de côté la lecture de blogs. De temps en temps, je vois passer les messages mais je ne clique pas. Pas le temps ou bien je suis trop occupé, pas assez disponible. C’est un choix. Découverte du site Meyerweb.com en effectuant des recherches sur les thèmes Indexhibit. Le dernier article publié date de deux semaines, sur la perte d’une enfant, dix ans après. Et cette phrase à la fin : « Vous ne l’avez pas déçue. — Je le sais, mais je ne le sens pas. » En feuilletant les pages du site, je tombe sur des articles datant de 2003 et qui semblent traiter de l’utilisation du CSS à ses débuts. La mise en page est minimaliste, pas de fioritures, juste une colonne à gauche de l’écran. Titres en gras, texte et code. En relevant l’impression d’aridité de cette rencontre, la difficulté d’entrée dans ces articles, je me demande si la présentation joue autant un rôle que l’aspect inconfortable qu’ils présentent. De là, je tire une sorte de leçon concernant la séduction des mises en page. C’est drôle car c’est exactement ce que je cherche au bout du compte sur les sites locaux que je construis. Pas de fioritures, du contenu présenté de manière claire et pratique. Ce qui me fait penser aussi à T.C et au fait qu’il ait passé son blog entier pour qu’il tienne sur un repository GitHub. Il y a certainement une connexion à effectuer entre l’usage minimaliste du code et les préoccupations écologistes au regard de l’abondance qui se manifestent principalement par des signes d’appartenance à la mode du moment. Depuis que je connais Internet, j’ai vu tellement de changements. Revenir à ces souvenirs des prémisses, quel navigateur ? Netscape Navigator peut-être. Le fait d’utiliser un code simple est avant tout poussé par le souci que tous les navigateurs puissent le lire. Ensuite, on arrive à des navigateurs plus évolués, plus exigeants. Le barrage s’effectue par la qualité des machines, par leur puissance. Si tu as une vieille machine, un navigateur peu adapté au changement, tu restes sur la touche, du moins c’est ce que l’on veut te faire croire. De là, l’utilisation des logiciels open source. Avec une machine qui n’a pas de grandes capacités, on peut installer une distribution Linux, et disposer néanmoins d’un accès au web dans sa totalité. Concernant les sites web désormais, on voit aussi certaines hégémonies s’installer. Pas pour rien que je reviens à SPIP, à Indexhibit. Après, il faut relever les manches, ça ne tombe pas tout cuit. Et dire qu’aujourd’hui les hébergeurs te proposent d’installer un WordPress en moins de cinq minutes, clé en main. Cette apparente simplicité qui te laisse comme une andouille sur le carreau dès qu’un grain de sable enraye toute cette belle mécanique. Cette semaine, j’allais presque oublier que je me suis rendu à R. au-dessus d’A. Un trou paumé vraiment. Mon GPS était dingue. J’ai dû faire au moins trois fois le tour du village avant de trouver enfin la rue. Impression bizarre d’arriver dans un club du troisième âge. Des personnes étaient assises et jouaient au tarot. On m’a demandé de patienter. La dame va venir. Au bout du compte, je me suis retrouvé à devoir me vendre à un groupe de dix personnes. « Et ce n’est pas fini, et en plus, etc. » À la fin de l’entretien, celle qui prenait des notes me dit qu’on me rappellera, qu’ils ont encore une autre personne à rencontrer avant de prendre leur décision. J’en étais quasi vexé d’avoir déployé autant d’énergie. Me suis à nouveau perdu pour rentrer. Il fallait se dépêcher car la route serait barrée à partir de 20h. Je serais condamné à errer jusqu’au lendemain 5h dans cet endroit du monde si étrange. Hier, samedi, je téléphone à Free avec le téléphone de S. Le mien semble hors service. Le type au bout du fil effectue les vérifications d’usage à distance et voit que rien ne paraît bloqué. Sauf l’âge de ma carte SIM, qui date de 2014. Ils m’en renvoient une que je devrais recevoir cette prochaine semaine.|couper{180}
Carnets | juin 2024
29 juin 2024
Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l’Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. On a posé les valises à l’étage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fantômes et les rats. D. habite la petite maison juste après le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont pointés vers 20h. C’était la première fois chez lui, en plusieurs années d’amitié. M’y suis trouvé si bien que j’y serais resté. La trempe que j’ai prise. M. habite la maison d’à côté. Dacoté, je crus longtemps que c’était un nom. Comme d’autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez. La difficulté d’habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j’étais à l’envers. La maison en Calabre. Deux événements simultanés à ce propos : le livre de Georges H. et la réalité que nous vivons. On dirait une mise au point télémétrique. Sauf que lorsque les deux images coïncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche bée. On dit de lui ou d’elle et encore de cet autre : ils sont habités. Ce n’est pas quelque chose de poétique, ils ont des poux les pauvres. Tu habites là, donc tu suis les règles. La cohabitation, proche de la coagulation, à la fin on pense à de la sauce figée. Et l’autre qui dit « le gras, c’est la vie ». Vous habitez chez vos parents. Hélas, oui. Vous n’êtes pas habité, rien de tout ça ne t’habite, tu finiras certainement romanichel. Dans « Le Baron perché » de Calvino, je retrouve l’idée de ne plus vouloir descendre de mon cerisier. Le mot cabane et le sentier des nids d’araignées, bifurcations de pensées ou de souvenirs, la sensation de déjà-vu. Toujours cette effrayante propension à vouloir fuir l’ennui. Habiter l’ailleurs. D’ailleurs, dit-on l’ailleurs ou ailleurs dans ces cas-là ? J’habite seul. J’habite avec sept chats. J’habite à l’étage. J’habite au septième étage. J’habite après le coin de la rue. Au septième sans ascenseur. Plusieurs fois, d’ailleurs. J’habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n’habite qu’avec difficulté ce genre de situation. Je ne cherche pas à m’investir. Une maison à moi, vous n’y pensez pas. L’idée m’habite un moment, un atelier de sculptures en papier mâché pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m’habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut être patient, impatient. À fond dans l’un ou l’autre ? Il y a beaucoup à dire à partir de là. Ça se bouscule : sur le verbe habiter, sur le mot maison, sur les cabanes, les châteaux en Espagne. À Lisbonne, j’habite quel quartier déjà, celui dont parle Cendrars. Je l’ai au bout de la langue. Et déjà je pense à autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa à chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway à ce moment-là qui gravit la colline. Rien ne m’habite, tout me traverse. Je repense à cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demandé ce que je pensais des maisons de paille à cette époque, si elles m’évoquaient quelque chose. L’Afrique telle qu’on nous la peint dans les livres d’histoire. La case de l’oncle Tom. Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres. La folle habite de l’autre côté de la rue. Au même étage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. Derrière la cloison fine de la chambre d’hôtel, je l’entends rire toute seule. C’est effrayant. Parfois elle dit des choses énormes. C’est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, même ceux des pieds. Et ce rouge à lèvres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu’on habite ensemble. Une promiscuité dans l’ailleurs. J’ai entendu ça. Il s’est redressé de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m’a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je rêve, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C’était un Anglais. Il est mort maintenant. Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c’est trop d’un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence déjà par une phrase, après on verra. L’errance est une question permanente sur le fait d’habiter quoique ce soit. Les gens enracinés ne savent pas de quoi je parle, ce n’est pas grave. Le mot habiter en anglais peut-être « to live », je pense Hamlet, « to live or not ».|couper{180}
Carnets | juin 2024
28 juin 2024
À partir d’un objet sans le décrire. Donc plutôt écrire à partir d’une relation avec un objet. Peu importe l’objet. Il n’a pas besoin d’être spectaculaire. Ce serait même un handicap qu’il le soit. Il serait la vedette. J’y perdrais. J’ai toujours la sale habitude de m’aplatir face à tout ce qui est spectaculaire. Je m’aplatis, je me couche, je m’effondre dans la contemplation du spectacle. Je mets toujours un certain temps à m’en relever. Je fais souvent semblant de ne pas être écrabouillé par le spectaculaire. J’imite le flegme anglais à ces moments-là. Intérieurement, je suis complètement explosé. Mais extérieurement, rien ne se voit. Je suis une façade dans une avenue de Palerme. Devant, on imagine que ça en impose. Derrière, les bidonvilles. Dans un premier temps, je cherche mon objet. Quel objet vais-je bien pouvoir PRENDRE / UTILISER / EXPLOITER / ME SERVIR. Ça commence bien. Les premiers verbes associés à une relation, ça commence bien. Recommence en te déplaçant d’un pas de côté. Je ne cherche rien du tout. Je trouve. C’est Picasso qui a dit ça. Disons une gomme. Pourquoi une gomme, pourquoi pas. Peu importe le pourquoi. Est-on obligé toujours d’être assailli de pourquoi ? Mettons les pourquoi de côté. Tendons la main vers la gomme. Quelle action ensuite ? Je vais beaucoup trop vite déjà. Avant de commettre la moindre action, il y a l’œil. Voir cette gomme. Je vois une gomme posée sur une table. Voilà comment les choses se passent. Je cherche souvent une gomme et ne la trouve pas. Quand je ne cherche plus, je trouve. C’est souvent comme ça que les choses se passent. En tout cas, avec les gommes. La gomme surgit au moment où je m’y attends le moins. Il m’arrive de penser qu’elle me nargue. Tu me cherchais hier et tu ne me trouvais pas, ben voilà, j’apparais aujourd’hui. L’œil tombe sur une gomme. J’en ai plusieurs. Mais elles m’échappent toujours. Parfois, je les rassemble dans une boîte en plastique. Je leur dis : « Bougez pas, je vous rassemble, bougez pas. » Et puis, les choses sont ainsi, les gens traversent mon atelier, prennent une gomme, l’utilisent, ne la remettent pas dans la boîte en plastique. Parfois, c’est à croire qu’ils la fourrent dans leur poche. Qu’ils repartent avec mes gommes. J’y pense parfois. Puis j’élude. Je crois que c’est surtout parce que je ne range pas les gommes après la séance. Mon inattention dans ce domaine est assez phénoménale. Elles en profitent, bien sûr. Elles se cachent sous des feuilles de papier. Elles tombent au sol, roulent sous la table, vont se loger dans les recoins les plus improbables. Et puis, soudain, au moment où je m’y attends le moins, l’œil tombe sur une gomme. Voilà ma vie. C’est mieux ? Pourquoi cette question ? C’est autrement. Je peux chercher encore un autre point de vue. Un point de vue à l’aveugle. Un angle mort. Je ferme les yeux, je récite un mantra, j’avance le bras, mes doigts touchent quelque chose d’un peu mou, c’est comme de la pâte à modeler, c’est un peu froid, mais ça se réchauffe rapidement quand je malaxe la matière, j’en fais une boule. Je sais que c’est une gomme mie de pain, on ne va pas se mentir. Je ne vais pas faire l’ingénu, ou le comédien. Ce n’est pas forcément à cette gomme que j’aurais voulu penser. Mais la voici. C’est bien ce que je disais. Au moment où on s’y attend le moins, on se retrouve avec une gomme mie de pain dans la main. Même en fermant les yeux. Je me demande. Tu ne mettrais pas certains mots en MAJUSCULES. Pour qu’ils se détachent du texte, que tu les voies mieux. Ça veut dire quoi mieux ? C’est comme pour les gommes, je crois. Tu veux trouver une gomme pour mine de plomb, tu te retrouves avec une gomme mie de pain. C’est comme ça, c’est la vie. Faire de l’humour ne te sauvera pas. Ça peut soulager un moment, détendre, mais ça ne réglera pas cette affaire de gomme. Ça, c’est sûr. Se lamenter non plus. Avec le temps, une certaine équanimité d’humeur se fabrique. Avec les gommes comme avec tout le reste. J’ai commencé tôt. Avec un arc et des flèches. Trop facile de penser qu’en visant on atteindra une cible. Trop facile, c’est ce qui me vint immédiatement à l’esprit. Bizarre. La plupart des personnes pensent que viser est difficile, qu’il faut se donner de la peine, travailler son geste, s’améliorer sans cesse. Je dis non, ce n’est pas comme ça que ça marche. Avec cette méthode, l’ennui nous guette. Entrez donc dans l’atelier, vous allez bien voir. Cherchez donc une gomme, vous allez voir. C’est pas comme ça que ça fonctionne, la vie ici. Asseyez-vous plutôt et fermez les yeux, prenez le temps de devenir aveugles, sourds et muets. Vous y êtes ? Tendez le bras, tapotez sur la table, avec vos cinq doigts, laissez vos doigts courir à la surface de la table. Vous y êtes, vous sentez. Elle est froide, n’est-ce pas ? Malaxez. Vous avez mis le doigt sur le problème et sur la solution en même temps. À partir de là, chacun fait comme il peut. Certains font semblant de croire au hasard, d’autres s’inventent un ami imaginaire. Parfois, certains avalent la gomme pour pallier le problème. Ils pensent que ça va avoir un goût de pain chaud. Pas du tout. Ils se trompent. Et souvent, c’est une convenance, on préfère s’inventer un goût de pain chaud sur la langue plutôt que le véritable goût des choses.|couper{180}
