Dans la totalité du temps considéré. Toujours. De tous les jours additionnés, jusqu’à ce moment où on le dit. On ne peut pas présumer de l’avenir. À partir du moment où c’est dit, on ment forcément, on se ment à soi-même.

Je t’aimerais toujours, mon amour. Dans le fond, pas d’erreur, c’est bien souvent un conditionnel. Dire ça au futur, c’est faire une faute de conjugaison, c’est ignorer ce que fait toujours de nous le temps, la plupart d’entre nous, la plupart du temps.

Enfin, je parle pour moi, les autres, je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. J’aimerais m’améliorer en conjugaison, mais il y a du boulot. En orthographe, en grammaire aussi. Quand j’y pense, une montagne. J’imagine parfois que si je savais tout cela sur le bout des doigts, ma cervelle se calmerait.

Dans la totalité du temps considéré, j’ai passé mon temps à me sous-estimer et à sur-estimer les autres. Et de temps en temps, cela s’inversait. Cela ne s’est pas inversé dans une progression du temps, jour après jour, non. Ce fut plus en zigzag. Des virages à 90, 180, 360°. Vers la fin, arbres et murs de plein fouet. J’aurais voulu mourir pour leur laisser toute la place puisque je crois qu’ils la voulaient, que ce n’était que ça qu’ils voulaient. J’exagère, mais c’est cela.

Enfin, je parle de ce que je connais, il y a de grandes chances. Je cherche dans ma mémoire la tirade de cet androïde incarné par M.F. Qui, tout compte fait, est sans doute plus humain que nous autres. En vain. Parfois, je cherche et je ne trouve pas. Et je m’y fais, et ça me va.

Quand j’y pense à cette montagne, celle que l’on doit porter sur les épaules, les bras m’en tombent. J’ai toujours, dans la totalité du temps considérable, éprouvé de la difficulté avec l’idée de montagne, surtout quand il faut se la représenter sur un dos, le mien. Cela me dérange moins que ce soit un dos étranger, un dos sans rapport avec le mien. Chacun sa peine, c’est bien vrai. La mienne vient des montagnes insupportables qu’on m’obligea, avant que je ne m’oblige seul, de manière autonome, à faire mienne cette peine.

Enfin, je parle de ce que je connais, plus vraiment de chance que je m’éloigne de cela désormais. Parfois, j’imagine que nous partons avec un capital chance, variable évidemment pour chacun, et que les précautions d’usage, en regard de tout le déploiement d’injonctions à le dilapider, ce capital, sont inscrites en caractères minuscules – peut-être même en chinois – en marge du mode d’emploi.

Dans la totalité des mots écrits ce jour, je ne sais pas où est la passerelle avec le monde. Je ne sais même pas s’il en existe une vraiment. Je préfère ne pas le savoir plutôt que d’en inventer une qui ne serait que ma propre idée de passerelle, pas celle du monde. Peut-être que j’ai un faible pour l’introspection. Je suis un être faible en ce sens-là très exactement. Parce que je crois, à tort ou à raison, qu’en creusant la terre avec les mains, il y a peu de chance de parvenir en Chine, même si l’on creuse longtemps, régulièrement, avec ténacité et un peu de chance. Ou plutôt – je suis trop dur avec moi-même par moments – disons qu’il y a un bon 50 % de chances qu’on y parvienne, une chance sur deux.

Je ne parle pas le chinois, ça ne m’a jamais vraiment intéressé, trop de signes, peu de chance d’en venir à bout. La philosophie consistant à prendre son temps, à mesurer l’érudition à l’aune du temps passé à étudier les idéogrammes, est une idée toute faite. Je me suis déjà fait avoir avec l’hébreu, qui lui incite à s’inventer une sorte d’intelligence pour boucher les trous, les vides entre les consonnes, mais qui nécessite beaucoup trop de temps à commenter ces trous, ces vides. Concernant le persan, le farsi, je n’en parlerai plus, personne ne m’écoute sur ce sujet, et avec le temps, j’ai acquis la certitude que tout le monde s’en foutait. Les gens sont comme ça, surtout moi. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je m’intéresse à quelque chose, quelqu’un, durant quelques jours, quelques heures, mais comme je n’ai plus une minute à moi, je me sens obligé de passer à autre chose, quelqu’un d’autre.

Comme je n’ai plus une minute à moi, j’essaie de gagner du temps, de grappiller par-ci par-là, quelques précieuses secondes. Le temps qu’il faut pour écrire, par exemple, que je n’ai pas autant de temps que je le croyais. Car on m’a quasiment tout volé, je suis devenu un pauvre parmi les pauvres de notre temps.

Ma pauvreté n’est pas à plaindre. Comme toujours, dans la totalité du temps considéré, j’ai fini par admettre que la pauvreté et la richesse ne sont que des mots, et que l’on peut faire de ces mots ce que nous désirons. Enfin, je parle pour moi, pour les autres, je ne m’avance pas. Ce n’est pas non plus une forme de rétention d’information, je n’ai pas de secret à préserver. Non, rien de tout ça. Je pense qu’on ne peut pas transmettre une expérience avec des mots seulement. C’est rude d’en prendre conscience. Ce n’est pas forcément une affaire d’orthographe, de conjugaison, de grammaire. C’est un abîme dans lequel on tombe lentement. On prend conscience des choses petit à petit durant cette chute.