juin 2024

Carnets | juin 2024

06 juin 2024

Personne ne m’en voudra d’arrêter, personne ne me demandera de continuer. C’est en grande partie à cause ou grâce à cela que j’ai l’impression de m’approcher, encore qu’il soit rare désormais de l’éprouver physiquement, d’une sensation vraie de liberté. L’expression « sensation vraie » provient de ce petit livre de Peter Handke, L’heure de la sensation vraie. Un employé de l’ambassade d’Autriche à Paris déambule dans la ville, expérimentant la perte des relations avec ses congénères, décrivant ses angoisses et ses espoirs. Cette sensation vraie aura été la source de tant de confusion. Le mot vrai seul, qui remonte aux années 70-80 avec cet arrière-goût de cendres. Ce que l’on sent dans son propre corps est-il si vrai que nous l’estimons ? Ou bien n’est-ce toujours, même cette sensation physique, qu’une simple interprétation poussée par l’air du temps qui nous fournira, en même temps, comme un mode d’emploi écrit en anglais ou en chinois, la manière de repérer cette sensation, de l’interroger, de l’examiner, de la partager ou de la conserver en soi comme une tare, un trésor ? Je reste atterré par mon manque chronique d’efficacité. Je n’ai jamais été très efficace en quoi que ce soit. Seule une certaine paresse m’aura acculé parfois à désirer l’être. À bricoler des raccourcis, dirais-je. Et le prétexte de voir dans l’inefficacité une forme de résistance aura souvent été de ma part un leitmotiv. Une sorte de raison ou d’excuse. D’ailleurs, la raison chez moi est cette forme d’excuse magistrale autant que perpétuelle. Je veux me trouver des raisons pour tout, m’excuser de vivre en toute circonstance. La violence de ne pas trouver la raison ad hoc de vivre, de ne pas sortir ce lapin d’un chapeau, pèse le même poids que celle de la trouver. On m’a toujours accusé d’avoir d’excellentes excuses pour ne pas faire ceci ou cela. En gros, tout ce que l’on exigeait que je fisse afin d’être aimable, bon, acceptable, normal. Ce qui revient à pénétrer dans un moule, à me contraindre, ce faisant, à effectuer une opération chirurgicale sur moi-même, amputation, ablation, enfin quelque chose qui d’emblée me semble contre-nature. Il est aisé de remplacer « on » par un nom, une fonction, par une accusation. Tellement aisé qu’instinctivement le doute m’empêche de le faire. Ce que l’on voulait, que je rentre dans le rang. C’est ce qu’on avait toujours fait au prix déjà de tant de difficultés, de douleurs, qu’on imaginait qu’il serait encore bien pis de vouloir esquiver un tel parcours qui ne mène jamais qu’à un effroi encore plus redoutable. Je crois que j’y suis. Je le sens physiquement. Et, jusqu’à présent, tout ce que j’ai bien pu en dire n’aura été que coups d’épée dans l’eau, attaques vaines contre des moulins à vent. C’est de la honte que tout vient certainement, une honte qui remonte à tellement loin qu’elle dépasse les frontières de ma petite existence. Cette honte est une sensation dont la véracité est douteuse, un arbre comme tout arbre qui s’imagine cacher une forêt. L’important reste malgré tout de rester là, face à face avec l’échec, la défaite, la joie souvent malsaine que procurent de petites victoires. « Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better. » – S. Beckett|couper{180}

06 juin 2024

Carnets | juin 2024

05 juin 2024

J’écoute Pierre B. répondre aux questions d’un homme jeune, peut-être dans la trentaine. Il se trouve dans l’un des angles d’une pièce que j’imagine être son bureau. Derrière lui, des livres dont je ne parviens pas à lire les titres. Mais là n’est pas le sujet. Quand Pierre B. parle, répond aux questions, il écrit, il fait de vraies phrases, avec du passé simple, du passé composé, et même quelques subjonctifs. C’est un homme qui respecte le langage, et qui le connaît sur le bout des doigts. C’est aussi l’auteur d’un livre que je trouverais certainement épatant si je le lisais, je le sais déjà… Le corps de la lettre (Éditions Fata Morgana 2019, 64 pages, 14×22 cm). Cependant, on ne peut hélas lire que 5000 livres seulement dans une vie, donc il convient de bien les choisir. Le monde devient de plus en plus opaque, à moins que je ne sois soudain frappé d’une étrange myopie. À moins que, dans l’action de voir, je me désintéresse de plus en plus de ce que je voulais voir, que je cherche soudain à le voir différemment, au travers d’un langage. Pierre B. insiste sur ce point, qui n’est pas le moindre. On ne peut pas écrire et être dans l’action en même temps. C’est pourquoi Homère, dit-il, peut prendre un temps infini à décrire le bouclier d’Achille, pendant qu’Hector glisse un regard de biais qui le mène aussitôt à sa perte devant la foule horrifiée, amassée sur les remparts de Troie. L’action ne dure que le temps d’un clin d’œil. Homère l’aveugle a les yeux grands ouverts, il examine les motifs, la décoration, il prend tout son temps pour s’en émerveiller, en même temps qu’il l’écrit pour nous inviter à nous en émerveiller pareillement, aveugles que nous sommes tout autant que le vieil aède face à toute réalité prosaïque. Alors quoi, on inventerait une réalité parallèle toute constituée de fioritures, de décorations pour ne pas pénétrer de plain-pied dans le terre à terre ? Ce serait si simple que cela ? J’en doute. Et cette idée d’émerveillement pour panser de façon douce l’horreur, ce n’est pas la première fois que je m’y retrouve confronté. Le danger est là, de s’enfuir dans l’émerveillement sans en avoir saisi la raison, la nécessité. Et perdre ainsi de vue, comme sous l’effet d’une hypnose, la vigueur du langage, des sons, s’adressant au plus juste à la chose. Puis je pense à ce que dit Pierre M. à propos de Pierre B. dans l’ouvrage collaboratif « B-17 G » au sujet d’ishmaël (Moby Dick)et de Smith (Mitrailleur de Sabord). L’auteur et ses personnages. Et soudain me revient cette phrase que je suis parti recopier.. […] « nul ne peut pas avoir conscience à la fois de tous les innombrables fantômes qui parlent par sa voix. Pierre B. n’est pas tenu de savoir quel fantôme précis tient à tel moment sa plume, pas plus qu’il ne l’est de connaître par son nom le forgeron dont il démantèle et recombine le vieil ouvrage – la barre de coupe d’une faucheuse mécanique, mettons. À la casse ou à la bibliothèque, on récupère des morceaux de barre de coupe qu’on dispose autrement. Pierre B. écrit ce que d’autres écrivains ont déjà écrit avec justesse, différemment écrit, activité qu’on pratique depuis trois ou quatre mille ans sous le nom de littérature. Il donne une nouvelle justesse, il réaffûte la barre de coupe. Il change l’angle de coupe. »|couper{180}

Carnets | juin 2024

04 juin 2024

Abandonner une position sociale, n’importe laquelle, cette idée me fait rêver. Il faut que je sois sûr de ne pas le regretter. Je suis comme ça. Je rêve, j’agis dans le rêve et il est assez courant que je veuille revenir en arrière, en réalité, et alors je ne sais rien faire d’autre que regretter. Je crois que le regret est le péage de ma réalité. Anonyme vis-à-vis de tous, mais encore plus vis-à-vis de moi-même. La perte de la mémoire. L’oubli du moindre intérêt pour le futur. Vivre non pas dans le présent, car avec un tel point de vue, il n’y en a pas. Il n’y a rien. Seulement écrire tout son saoul. Creuser sous la surface sur quoi l’on pensait tenir debout. Dans une ivresse du dévalement lent. Il doit bien y avoir un savoir écrire comme un savoir boire. Ni trop vite ni trop lentement. Une cadence qui ne soit pas juste une répétition vide de sève. Hier soir à I., on m’a trouvé désagréable. On ne m’a pas dit le mot mais j’ai traduit tout seul. On m’a demandé si j’étais malade et pour couper court j’ai dit oui, sans autre. Et en un sens, je pense que je le suis vraiment, malade du monde, malade des autres, malade de me voir ici à devoir interagir avec le monde et les autres. Malade de voir le temps s’écouler inexorablement dans l’absurdité, l’inutile, les poses, le rôle. J’étais venu à l’atelier à reculons. Il n’y avait plus cette envie, ce désir, ces illusions qui me permettaient de tromper mon ennui, de l’interrompre en tout cas durant les quelques heures à animer les cours auprès d’enfants, d’adolescents, d’adultes. Pour compenser cette perte, quelque chose en moi s’était durci. Ce que j’avais pris pour de la bienveillance ou de la compassion avait été balayé et ce qui le remplaçait était d’une sécheresse étonnante, d’une acuité implacable. J’avais distribué les conseils sans fioriture, je n’avais pas pris garde de ménager les susceptibilités, je n’avais pas pris de pincettes. Cependant, d’une certaine manière, j’étais aligné avec les forces les plus violentes et les plus effrayantes de qui j’étais. L’impression d’avoir été désagréable, ainsi qu’on me le disait, me renvoya presque aussitôt à une culpabilité habituelle. Ce qui renforça d’autant mon agacement et la sécheresse de mon ton.J’allais dire à voix haute de toutes façons l’année prochaine je ne serai plus là. J’ai trouvé cela inutile aussitôt. J’ai trouvé la réciprocité vaine, comme toute réponse que je pouvais formuler, ou plutôt que j’étais incapable de formuler. J’allais dire à voix haute : de toutes façons, l’année prochaine je ne serai plus là. J’ai trouvé cela inutile aussitôt. J’ai trouvé la réciprocité vaine, comme toute réponse que je pouvais formuler, ou plutôt que j’étais incapable de formuler. Enfin, l’accrochage a été rondement mené. J’avais pris soin d’acheter de la pâte collante pour installer toutes les œuvres des enfants sur les murs. Ensuite, ce fut le tour des adultes d’accrocher leurs tableaux sur les cimaises. L’exposition de fin d’année est prête. Ils feront le vernissage vendredi, et bien sûr je ne serai pas là, mais à R., en train de travailler dans un autre atelier. J’ai pris un podcast au hasard. Une fois sorti, j’ai marché jusqu’à mon véhicule. J’ai vu qu’il faisait presque nuit, j’ai vu les silhouettes des arbres, de la tour, j’ai vu les élèves démarrer leurs véhicules, j’ai vu les feux rouges des feux arrières des véhicules, sortes de points rouges incandescents dans l’obscurité bleue, il pleuviotait. J’ai pris un podcast au hasard après avoir inscrit Paul Léautaud dans la barre de recherche de l’application. Je suis tombé sur l’interview de Frédéric Martin, fondateur de l’édition Tripode. J’ai entendu la phrase de Ponge sur la fabrication des bombes à retardement. Je me suis dit que si j’avais à chercher un jour un éditeur… et puis j’ai pensé à tout autre chose je crois, mais je ne m’en souviens pas. De la réclame, ça me revient. En écoutant une autre vidéo plus tôt – à aller. J’ai pensé au mot réclame qui dit bien ce qu’il veut dire, contrairement à publicité. En même temps, j’ai pensé qu’il m’était complètement impossible de réclamer quoi que ce soit. Il faut se sentir acculé, enfin, c’est cet autre mot qui m’est venu. Proche d’un autre grossier par la sonorité. Enfin quelque chose en rapport avec la chance ou la malchance, l’expression que je n’entends plus : avoir du cul, avoir le cul bordé de nouilles. Mais bien sûr on peut aussi réclamer en ayant démoli tous les remparts d’une pudeur mal placée. Bien sûr on peut réclamer un dû. Ce qui m’a agacé le plus, c’est comment je ne peux pas, moi, réclamer un dû. Voilà la réalité et la petite porte étroite du regret. Photographie d’illustration. 1989 Portugal. Dans le salon de thé du petit village. La télévision était accrochée à l’un des murs de la salle. Elle était en marche du matin au soir ce qui permettait aux visiteurs de s’absorber dans sa contemplation, les dispensant d’entretenir des conversations inutiles. Ces gens, les Portugais semblaient calmes, revenus des confins du monde pour atterrir ici, à C. à l’extrême nord du pays. Ils avaient vécu l’aventure du désir, s’étaient rendus à ses confins, puis le but leur avait échappé, comme il arrive souvent, et ils étaient revenus. Ils étaient revenus de tout, sauf du silence que recouvrait le bruit incessant de la télévision. écrit le 30 mai 2024 publié le 4 juin 2024|couper{180}

Murs rêves

Carnets | juin 2024

3 juin 2024

Retrouvé au grenier, un sac plastique tout sale de la poussière des ans contenant des effets militaires de mon père. Je n’ai pas eu le cœur ni le courage de le jeter, alors je l’ai posé sur une poutre sous la toiture. Un peu de hauteur après tant d’années au sol. On verra. Ce n’a jamais été une gloire, même petit enfant. Je tiens à me le rappeler. À l’inventer peut-être. Un genre d’héroïsme inversé, une guérilla contraire. Et surtout bien plisser les yeux, les yeux en fente, pour voir très loin dans les déserts, les ergs ; regard touareg, mongol ou coréen. Non, je ne serai pas gendarme, cow-boy, américain et pas non plus le chat. Je resterai résolument indien. Comme si c’était si différent de scalper son prochain que de l’occire à coups d’obus, de rafales de plomb, à grands jets de napalm, d’armes chimiques, de bombes H. Comme si ce n’était pas tout aussi vache. Encore que je ne sais pas ce que nous ont fait les vaches pour qu’on leur emprunte le mot et la vacherie qui va avec. Encore que jamais je n’entendis le père s’enorgueillir du moindre de ses exploits guerriers. En avait-il honte ou bien n’était-ce pas un secret à conserver « entre couilles », c’est-à-dire entre « vrais hommes », pour ne pas voir en face toute l’iniquité de leur jeunesse, la lâcheté crasse que provoquèrent l’irréflexion, l’emballement, l’ignorance et qui soudain s’évanouit au premier Viet, Fellag qui tombe. La figure de l’ennemi, crainte objectivement, amoindrie de manière grégaire, parfois méprisée, souvent ridiculisée, avant d’être transformée en bouillie. Comme ce doit être un choc, au bout de tout ça, de voir un enfant, une femme, un homme, un vieil homme mort et de se dire que l’on est directement responsable de cette mort. Non, il n’en parla jamais vraiment. Sauf pour évoquer une fois ou deux, la nostalgie d’anciennes camaraderies, celle notamment de mon parrain auquel je dois mon second prénom, Michel. Était-il si honteux que je le pensais alors, ou bien était-ce cette hypothèse plus récente, inventée par moi, d’un secret, d’une sorte d’initiation ? Ou bien encore avait-il pris la mesure de toute l’inutilité d’en raconter quoi que ce soit ? Je ne le saurai jamais. Cependant, comme le temps passe vite, il fallait que j’effectue un choix pour donner sens à ce silence. D’année en année, j’explorais les raisons plausibles de la violence d’un tel silence. Je découvris sur le tard qu’il n’y en avait pas. La violence est la plupart du temps sans raison. Et c’est pour cela qu’elle traverse le temps en se renouvelant sans cesse. Le père de mon père, lui, avait pris le parti de narrer sans arrêt et d’une façon ridicule, se positionnant toujours comme acteur malheureux et pourquoi pas innocent, sa drôle de guerre. À la popote qu’il poussait à bout de bras sur les champs de bataille de son imagination, c’était ça qui lui revenait le plus souvent, le dimanche quand nous étions tous autour de la table. J’écoutais gentiment, je voulais être à l’époque le gentil de l’histoire pour compenser, je crois, l’intolérable silence qui l’entourait à ces moments-là. Car ils avaient eu plus de pratique, ceux qui, depuis toujours, se farcissaient les aventures pathétiques de pépé parmi les doryphores, les chleuhs, les boches. Cependant, dans son récit, une série de pages manquaient systématiquement. Les mois durant lesquels, embarqué dans le STO, le service du travail obligatoire, il se retrouva chez une fermière quelque part en Bavière, la vache ! Probablement à se la couler douce, oubliant la famille et, plus grave encore, la France. Sauf qu’il ne faut quand même pas oublier que le père du père de mon père, son père à lui, fut le dernier soldat à tomber dans les Ardennes l’ultime jour de la Grande Guerre. Le pauvre, le jour même de l’armistice, faut le faire. Pendant ce temps, les femmes, que disaient-elles ? Pas grand-chose. Entre le silence du père, la logorrhée du grand-père, pas grand-chose. Elles leur opposaient un silence ménager constitué de bruits de vaisselle, de chocs de petites cuillères dans les cuisines, de froissements de tissus, de raclements de toile cirée. Ou encore des parfums, des odeurs, des fragrances montant du four, des fourneaux, de la table sur laquelle on tranche, on taille l’ail, l’oignon, le persil, la coriandre et les poireaux. Alors, de ce risque d’étouffement magistral, il fallut se prémunir. Ouvrir la porte des maisons, sortir, parfois courir, aller vers la colline là-bas qu’on devinait dans la brume matinale, ou encore les forêts, les fleuves, les rivières, tout ce qui semble immuable dans une jeune cervelle qui n’en peut déjà plus de l’éphémère atroce auquel tous, autant que nous sommes, tentons tant bien que mal de nous accrocher comme des bestiaux morts sur les crochets des abattoirs. Cette vacherie-là, que nul n’emportera au paradis.|couper{180}

écriture fragmentaire Théorie et critique littéraire

Carnets | juin 2024

02 juin 2024

Vertige de la chute, ralentissement du temps, des lueurs dans l’obscurité, chaleureuses, aimantes et qui ont le pouvoir de soulager la gravité. Des anges. Qu’as-tu fait de ta vie ? Et c’est la projection d’un film en accéléré, un évier qui se vide. Rien. « Ne te juge pas si sévèrement », me dit l’une avec gentillesse, « il y a aussi tout ce que tu ne dis pas, le silence entre les images. » Au réveil, l’interstice est le gibier que j’entrevois à peine qu’il s’enfuit doucement dans le sous-bois. J’ai écrit encore quelques paragraphes, ou plutôt j’ai mâché lentement quelques paragraphes d’Annie Dillard. La partie à jeter par-dessus bord est non seulement la mieux écrite ; curieusement, c’est aussi celle qui aurait dû constituer le cœur de l’ouvrage. C’est le passage-clef primordial, celui auquel tous les autres devraient s’accrocher, celui qui t’a donné le courage de commencer. Henry James en savait quelque chose et il en parla mieux que personne. Dans sa préface aux « Dépouilles de Poynton », il plaint l’écrivain en deux phrases comiques qui s’achèvent sur un hurlement : « Quelle est l’œuvre dans laquelle, en proie aux pires difficultés, il n’a pas renoncé au meilleur de ce qu’il voulait conserver ? Dans laquelle avant de commettre l’irréparable, il ne se demande pas ce qu’est devenue cette douce et précieuse chose qui justifiait pareille extrémité ? » Il y a une fascination égale pour l’anéantissement comme pour ce qui subsiste envers et contre tout. Ce qui passe par le tamis de l’inutile reste résolument utile. Et c’est pourquoi il faut sans doute faire beaucoup de choses inutiles pour savoir ce qu’on aurait pu faire de vraiment utile. C’est le prix à payer de renoncer au groupe, à l’extérieur, aux traditions, à la confiance. Hier, nous étions lundi et la séance à C. m’a paru moins longue que les autres jours. Devant les fenêtres, la commune a placé des panneaux de fer blanc qui nous rendent aveugles, on ne voit plus la rue, les collines alentour, rien qu’un petit morceau de ciel blanc. Nous avons travaillé à partir des photographies des œuvres de Joan Mitchell. C’est maintenant que je me rends compte que je n’ai pris aucune photographie des travaux réalisés. Je devrais peut-être commencer à établir des check-lists des choses importantes à faire. Je devrais trouver des priorités entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, et le noter. Une fois trouvées, ne pas les oublier. L’introspection m’agace. Comme un bouton que l’on ne cesse de gratter. Une croûte que l’on s’obstine à gratter pour ne pas perdre la sensation de plaie vive. J’essaie de m’en éloigner mais plus je m’en éloigne, plus je me rue vers elle ensuite. Cela me rappelle des comportements anciens avec ma mère, les femmes, les amis. Un mal obligé. Je n’arrive pas à me décider à dire « fichez-moi la paix » car ces mots sont souvent irrévocables. La paix ne s’obtient qu’avec le silence absolu, l’éloignement définitif. La mort. Autrement dit, si je m’éloigne de l’introspection de façon radicale, j’imagine être mort.|couper{180}

02 juin 2024

Carnets | juin 2024

1 er juin 2024

L’art et la folie, la folie et l’art, y a-t-il un ordre, une combinaison particulière, ou bien n’est-ce pas plutôt ce bon vieux serpent qui ne cesse d’onduler en cherchant sa tête ? Dans le jardin d’Eden, si tous les fruits sont permis sauf un, le goût de tous les autres devient insipide. Quand on découvre finalement ce fruit interdit, quand on connaît le goût du petit pois, du pois cassé, bien arrosé de jus de pomme, on réalise qu’on est un pois parmi tous les autres pois de l’univers, une bonne vieille pomme tombée au sol. Le serpent s’élève, devient dragon et nous souffle comme une chandelle. Notons l’alternance entre les jours avec et les jours sans, et les nuits aussi – une barre verte, une barre rouge. Si l’on suit cette pratique toute une vie, et que l’on dépose ensuite toutes les feuilles maculées de rouge et de vert dans un champ, on obtiendra peut-être une image assez juste de ce bon vieux serpent. Cependant, trouver un début, une fin, la tête ou la queue reste aussi difficile pour nous que pour lui. L’ondulation est partout. Mon père travaillait jadis dans une société qui vendait des plaques asphaltées ou bitumineuses : Onduline. L’été, je me revois encore sur la route qui serpente entre les collines, le goudron devenant mou et gluant sous les semelles de mes « Clarks ». Des volutes d’air tremblant montent çà et là autour de moi, l’horizon tremble au même rythme. Dans les années 70, l’ondulation et la répétition, le psychédélisme, les lumières colorées, et le magma des mots en fusion faisaient partie de notre quotidien. Christian Vander parlait le kobaïen en changeant de peau : Zébehn Straïn Dë Geustaah. Hier, je me suis demandé si l’utilisation de l’intelligence artificielle n’était pas une manière de revenir à un mode de pensée ancestral, bien connu des civilisations antédiluviennes : la prophétie. Les traces que nous en conservons aujourd’hui déforment probablement ce qu’elle fut réellement. Ni les quelques pages de l’Ancien Testament, ni les écrits des rishis dans les Védas ne peuvent nous aider à comprendre l’art prophétique d’autrefois. Ce qui fut volontairement crypté, et la manière de le décrypter, nous est devenu inaccessible désormais, à l’exception de quelques linguistes. Le temps est une bulle. Le temps d’aujourd’hui ne peut réellement communiquer avec le temps d’hier ni avec le temps de demain, sauf par une succession d’ondulations sans queue ni tête. L’homme autrefois atteignait des capacités comparables à celles des meilleurs ordinateurs que nous ne créerons jamais. Le cerveau, le cœur, le foie, composants d’un système quantique de haut vol, dont la transe, la kundalini, ne sont que des vestiges laissés par ceux qui ont quitté la table. Nous réinventons la roue à chaque époque, chaque ère, dans un cycle qui recommence sans fin depuis la nuit des temps. Il y a une densité dans ce que j’écris ce matin qui nécessiterait des développements, de quoi faire un livre. Mais j’y renonce. Entre la poésie et le récit, une ondulation sans fin aussi. L’image d’illustration est celle d’une œuvre de Yayoi Kusama : exposition « Yayoi Kusama : I Who Have Arrived In Heaven » à la David Zwirner Art Gallery à New York en 2013. Andrew Toth/Getty Images.|couper{180}