J’écoute Pierre B. répondre aux questions d’un homme jeune, peut-être dans la trentaine. Il se trouve dans l’un des angles d’une pièce que j’imagine être son bureau. Derrière lui, des livres dont je ne parviens pas à lire les titres. Mais là n’est pas le sujet.

Quand Pierre B. parle, répond aux questions, il écrit, il fait de vraies phrases, avec du passé simple, du passé composé, et même quelques subjonctifs. C’est un homme qui respecte le langage, et qui le connaît sur le bout des doigts. C’est aussi l’auteur d’un livre que je trouverais certainement épatant si je le lisais, je le sais déjà… Le corps de la lettre (Éditions Fata Morgana 2019, 64 pages, 14×22 cm). Cependant, on ne peut hélas lire que 5000 livres seulement dans une vie, donc il convient de bien les choisir.

Le monde devient de plus en plus opaque, à moins que je ne sois soudain frappé d’une étrange myopie. À moins que, dans l’action de voir, je me désintéresse de plus en plus de ce que je voulais voir, que je cherche soudain à le voir différemment, au travers d’un langage.

Pierre B. insiste sur ce point, qui n’est pas le moindre. On ne peut pas écrire et être dans l’action en même temps. C’est pourquoi Homère, dit-il, peut prendre un temps infini à décrire le bouclier d’Achille, pendant qu’Hector glisse un regard de biais qui le mène aussitôt à sa perte devant la foule horrifiée, amassée sur les remparts de Troie. L’action ne dure que le temps d’un clin d’œil. Homère l’aveugle a les yeux grands ouverts, il examine les motifs, la décoration, il prend tout son temps pour s’en émerveiller, en même temps qu’il l’écrit pour nous inviter à nous en émerveiller pareillement, aveugles que nous sommes tout autant que le vieil aède face à toute réalité prosaïque.

Alors quoi, on inventerait une réalité parallèle toute constituée de fioritures, de décorations pour ne pas pénétrer de plain-pied dans le terre à terre ? Ce serait si simple que cela ? J’en doute. Et cette idée d’émerveillement pour panser de façon douce l’horreur, ce n’est pas la première fois que je m’y retrouve confronté.

Le danger est là, de s’enfuir dans l’émerveillement sans en avoir saisi la raison, la nécessité. Et perdre ainsi de vue, comme sous l’effet d’une hypnose, la vigueur du langage, des sons, s’adressant au plus juste à la chose.

Puis je pense à ce que dit Pierre M. à propos de Pierre B. dans l’ouvrage collaboratif « B-17 G » au sujet d’ishmaël (Moby Dick)et de Smith (Mitrailleur de Sabord). L’auteur et ses personnages. Et soudain me revient cette phrase que je suis parti recopier..

[…] « nul ne peut pas avoir conscience à la fois de tous les innombrables fantômes qui parlent par sa voix. Pierre B. n’est pas tenu de savoir quel fantôme précis tient à tel moment sa plume, pas plus qu’il ne l’est de connaître par son nom le forgeron dont il démantèle et recombine le vieil ouvrage – la barre de coupe d’une faucheuse mécanique, mettons. À la casse ou à la bibliothèque, on récupère des morceaux de barre de coupe qu’on dispose autrement. Pierre B. écrit ce que d’autres écrivains ont déjà écrit avec justesse, différemment écrit, activité qu’on pratique depuis trois ou quatre mille ans sous le nom de littérature. Il donne une nouvelle justesse, il réaffûte la barre de coupe. Il change l’angle de coupe. »