Abandonner une position sociale, n’importe laquelle, cette idée me fait rêver. Il faut que je sois sûr de ne pas le regretter. Je suis comme ça. Je rêve, j’agis dans le rêve et il est assez courant que je veuille revenir en arrière, en réalité, et alors je ne sais rien faire d’autre que regretter. Je crois que le regret est le péage de ma réalité.

Anonyme vis-à-vis de tous, mais encore plus vis-à-vis de moi-même. La perte de la mémoire. L’oubli du moindre intérêt pour le futur. Vivre non pas dans le présent, car avec un tel point de vue, il n’y en a pas. Il n’y a rien. Seulement écrire tout son saoul. Creuser sous la surface sur quoi l’on pensait tenir debout. Dans une ivresse du dévalement lent. Il doit bien y avoir un savoir écrire comme un savoir boire. Ni trop vite ni trop lentement. Une cadence qui ne soit pas juste une répétition vide de sève.

Hier soir à I., on m’a trouvé désagréable. On ne m’a pas dit le mot mais j’ai traduit tout seul. On m’a demandé si j’étais malade et pour couper court j’ai dit oui, sans autre. Et en un sens, je pense que je le suis vraiment, malade du monde, malade des autres, malade de me voir ici à devoir interagir avec le monde et les autres. Malade de voir le temps s’écouler inexorablement dans l’absurdité, l’inutile, les poses, le rôle.

J’étais venu à l’atelier à reculons. Il n’y avait plus cette envie, ce désir, ces illusions qui me permettaient de tromper mon ennui, de l’interrompre en tout cas durant les quelques heures à animer les cours auprès d’enfants, d’adolescents, d’adultes. Pour compenser cette perte, quelque chose en moi s’était durci. Ce que j’avais pris pour de la bienveillance ou de la compassion avait été balayé et ce qui le remplaçait était d’une sécheresse étonnante, d’une acuité implacable. J’avais distribué les conseils sans fioriture, je n’avais pas pris garde de ménager les susceptibilités, je n’avais pas pris de pincettes. Cependant, d’une certaine manière, j’étais aligné avec les forces les plus violentes et les plus effrayantes de qui j’étais. L’impression d’avoir été désagréable, ainsi qu’on me le disait, me renvoya presque aussitôt à une culpabilité habituelle. Ce qui renforça d’autant mon agacement et la sécheresse de mon ton.J’allais dire à voix haute de toutes façons l’année prochaine je ne serai plus là. J’ai trouvé cela inutile aussitôt. J’ai trouvé la réciprocité vaine, comme toute réponse que je pouvais formuler, ou plutôt que j’étais incapable de formuler.

J’allais dire à voix haute : de toutes façons, l’année prochaine je ne serai plus là. J’ai trouvé cela inutile aussitôt. J’ai trouvé la réciprocité vaine, comme toute réponse que je pouvais formuler, ou plutôt que j’étais incapable de formuler.

Enfin, l’accrochage a été rondement mené. J’avais pris soin d’acheter de la pâte collante pour installer toutes les œuvres des enfants sur les murs. Ensuite, ce fut le tour des adultes d’accrocher leurs tableaux sur les cimaises. L’exposition de fin d’année est prête. Ils feront le vernissage vendredi, et bien sûr je ne serai pas là, mais à R., en train de travailler dans un autre atelier.

J’ai pris un podcast au hasard. Une fois sorti, j’ai marché jusqu’à mon véhicule. J’ai vu qu’il faisait presque nuit, j’ai vu les silhouettes des arbres, de la tour, j’ai vu les élèves démarrer leurs véhicules, j’ai vu les feux rouges des feux arrières des véhicules, sortes de points rouges incandescents dans l’obscurité bleue, il pleuviotait. J’ai pris un podcast au hasard après avoir inscrit Paul Léautaud dans la barre de recherche de l’application. Je suis tombé sur l’interview de Frédéric Martin, fondateur de l’édition Tripode. J’ai entendu la phrase de Ponge sur la fabrication des bombes à retardement. Je me suis dit que si j’avais à chercher un jour un éditeur… et puis j’ai pensé à tout autre chose je crois, mais je ne m’en souviens pas.

De la réclame, ça me revient. En écoutant une autre vidéo plus tôt – à aller. J’ai pensé au mot réclame qui dit bien ce qu’il veut dire, contrairement à publicité. En même temps, j’ai pensé qu’il m’était complètement impossible de réclamer quoi que ce soit. Il faut se sentir acculé, enfin, c’est cet autre mot qui m’est venu. Proche d’un autre grossier par la sonorité. Enfin quelque chose en rapport avec la chance ou la malchance, l’expression que je n’entends plus : avoir du cul, avoir le cul bordé de nouilles. Mais bien sûr on peut aussi réclamer en ayant démoli tous les remparts d’une pudeur mal placée. Bien sûr on peut réclamer un dû. Ce qui m’a agacé le plus, c’est comment je ne peux pas, moi, réclamer un dû. Voilà la réalité et la petite porte étroite du regret.

Photographie d’illustration. 1989 Portugal. Dans le salon de thé du petit village. La télévision était accrochée à l’un des murs de la salle. Elle était en marche du matin au soir ce qui permettait aux visiteurs de s’absorber dans sa contemplation, les dispensant d’entretenir des conversations inutiles. Ces gens, les Portugais semblaient calmes, revenus des confins du monde pour atterrir ici, à C. à l’extrême nord du pays. Ils avaient vécu l’aventure du désir, s’étaient rendus à ses confins, puis le but leur avait échappé, comme il arrive souvent, et ils étaient revenus. Ils étaient revenus de tout, sauf du silence que recouvrait le bruit incessant de la télévision.

écrit le 30 mai 2024 publié le 4 juin 2024