Retrouvé au grenier, un sac plastique tout sale de la poussière des ans contenant des effets militaires de mon père. Je n’ai pas eu le cœur ni le courage de le jeter, alors je l’ai posé sur une poutre sous la toiture. Un peu de hauteur après tant d’années au sol. On verra.

Ce n’a jamais été une gloire, même petit enfant. Je tiens à me le rappeler. À l’inventer peut-être. Un genre d’héroïsme inversé, une guérilla contraire. Et surtout bien plisser les yeux, les yeux en fente, pour voir très loin dans les déserts, les ergs ; regard touareg, mongol ou coréen. Non, je ne serai pas gendarme, cow-boy, américain et pas non plus le chat. Je resterai résolument indien. Comme si c’était si différent de scalper son prochain que de l’occire à coups d’obus, de rafales de plomb, à grands jets de napalm, d’armes chimiques, de bombes H. Comme si ce n’était pas tout aussi vache.

Encore que je ne sais pas ce que nous ont fait les vaches pour qu’on leur emprunte le mot et la vacherie qui va avec.

Encore que jamais je n’entendis le père s’enorgueillir du moindre de ses exploits guerriers. En avait-il honte ou bien n’était-ce pas un secret à conserver « entre couilles », c’est-à-dire entre « vrais hommes », pour ne pas voir en face toute l’iniquité de leur jeunesse, la lâcheté crasse que provoquèrent l’irréflexion, l’emballement, l’ignorance et qui soudain s’évanouit au premier Viet, Fellag qui tombe.

La figure de l’ennemi, crainte objectivement, amoindrie de manière grégaire, parfois méprisée, souvent ridiculisée, avant d’être transformée en bouillie. Comme ce doit être un choc, au bout de tout ça, de voir un enfant, une femme, un homme, un vieil homme mort et de se dire que l’on est directement responsable de cette mort.

Non, il n’en parla jamais vraiment. Sauf pour évoquer une fois ou deux, la nostalgie d’anciennes camaraderies, celle notamment de mon parrain auquel je dois mon second prénom, Michel. Était-il si honteux que je le pensais alors, ou bien était-ce cette hypothèse plus récente, inventée par moi, d’un secret, d’une sorte d’initiation ? Ou bien encore avait-il pris la mesure de toute l’inutilité d’en raconter quoi que ce soit ? Je ne le saurai jamais. Cependant, comme le temps passe vite, il fallait que j’effectue un choix pour donner sens à ce silence. D’année en année, j’explorais les raisons plausibles de la violence d’un tel silence. Je découvris sur le tard qu’il n’y en avait pas. La violence est la plupart du temps sans raison. Et c’est pour cela qu’elle traverse le temps en se renouvelant sans cesse.

Le père de mon père, lui, avait pris le parti de narrer sans arrêt et d’une façon ridicule, se positionnant toujours comme acteur malheureux et pourquoi pas innocent, sa drôle de guerre. À la popote qu’il poussait à bout de bras sur les champs de bataille de son imagination, c’était ça qui lui revenait le plus souvent, le dimanche quand nous étions tous autour de la table. J’écoutais gentiment, je voulais être à l’époque le gentil de l’histoire pour compenser, je crois, l’intolérable silence qui l’entourait à ces moments-là. Car ils avaient eu plus de pratique, ceux qui, depuis toujours, se farcissaient les aventures pathétiques de pépé parmi les doryphores, les chleuhs, les boches. Cependant, dans son récit, une série de pages manquaient systématiquement. Les mois durant lesquels, embarqué dans le STO, le service du travail obligatoire, il se retrouva chez une fermière quelque part en Bavière, la vache ! Probablement à se la couler douce, oubliant la famille et, plus grave encore, la France.

Sauf qu’il ne faut quand même pas oublier que le père du père de mon père, son père à lui, fut le dernier soldat à tomber dans les Ardennes l’ultime jour de la Grande Guerre. Le pauvre, le jour même de l’armistice, faut le faire.

Pendant ce temps, les femmes, que disaient-elles ? Pas grand-chose. Entre le silence du père, la logorrhée du grand-père, pas grand-chose. Elles leur opposaient un silence ménager constitué de bruits de vaisselle, de chocs de petites cuillères dans les cuisines, de froissements de tissus, de raclements de toile cirée. Ou encore des parfums, des odeurs, des fragrances montant du four, des fourneaux, de la table sur laquelle on tranche, on taille l’ail, l’oignon, le persil, la coriandre et les poireaux.

Alors, de ce risque d’étouffement magistral, il fallut se prémunir. Ouvrir la porte des maisons, sortir, parfois courir, aller vers la colline là-bas qu’on devinait dans la brume matinale, ou encore les forêts, les fleuves, les rivières, tout ce qui semble immuable dans une jeune cervelle qui n’en peut déjà plus de l’éphémère atroce auquel tous, autant que nous sommes, tentons tant bien que mal de nous accrocher comme des bestiaux morts sur les crochets des abattoirs. Cette vacherie-là, que nul n’emportera au paradis.