Personne ne m’en voudra d’arrêter, personne ne me demandera de continuer. C’est en grande partie à cause ou grâce à cela que j’ai l’impression de m’approcher, encore qu’il soit rare désormais de l’éprouver physiquement, d’une sensation vraie de liberté.
L’expression « sensation vraie » provient de ce petit livre de Peter Handke, L’heure de la sensation vraie. Un employé de l’ambassade d’Autriche à Paris déambule dans la ville, expérimentant la perte des relations avec ses congénères, décrivant ses angoisses et ses espoirs.
Cette sensation vraie aura été la source de tant de confusion. Le mot vrai seul, qui remonte aux années 70-80 avec cet arrière-goût de cendres.
Ce que l’on sent dans son propre corps est-il si vrai que nous l’estimons ? Ou bien n’est-ce toujours, même cette sensation physique, qu’une simple interprétation poussée par l’air du temps qui nous fournira, en même temps, comme un mode d’emploi écrit en anglais ou en chinois, la manière de repérer cette sensation, de l’interroger, de l’examiner, de la partager ou de la conserver en soi comme une tare, un trésor ?
Je reste atterré par mon manque chronique d’efficacité. Je n’ai jamais été très efficace en quoi que ce soit. Seule une certaine paresse m’aura acculé parfois à désirer l’être. À bricoler des raccourcis, dirais-je. Et le prétexte de voir dans l’inefficacité une forme de résistance aura souvent été de ma part un leitmotiv. Une sorte de raison ou d’excuse. D’ailleurs, la raison chez moi est cette forme d’excuse magistrale autant que perpétuelle. Je veux me trouver des raisons pour tout, m’excuser de vivre en toute circonstance. La violence de ne pas trouver la raison ad hoc de vivre, de ne pas sortir ce lapin d’un chapeau, pèse le même poids que celle de la trouver.
On m’a toujours accusé d’avoir d’excellentes excuses pour ne pas faire ceci ou cela. En gros, tout ce que l’on exigeait que je fisse afin d’être aimable, bon, acceptable, normal. Ce qui revient à pénétrer dans un moule, à me contraindre, ce faisant, à effectuer une opération chirurgicale sur moi-même, amputation, ablation, enfin quelque chose qui d’emblée me semble contre-nature.
Il est aisé de remplacer « on » par un nom, une fonction, par une accusation. Tellement aisé qu’instinctivement le doute m’empêche de le faire. Ce que l’on voulait, que je rentre dans le rang. C’est ce qu’on avait toujours fait au prix déjà de tant de difficultés, de douleurs, qu’on imaginait qu’il serait encore bien pis de vouloir esquiver un tel parcours qui ne mène jamais qu’à un effroi encore plus redoutable.
Je crois que j’y suis. Je le sens physiquement. Et, jusqu’à présent, tout ce que j’ai bien pu en dire n’aura été que coups d’épée dans l’eau, attaques vaines contre des moulins à vent.
C’est de la honte que tout vient certainement, une honte qui remonte à tellement loin qu’elle dépasse les frontières de ma petite existence.
Cette honte est une sensation dont la véracité est douteuse, un arbre comme tout arbre qui s’imagine cacher une forêt. L’important reste malgré tout de rester là, face à face avec l’échec, la défaite, la joie souvent malsaine que procurent de petites victoires.
« Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better. » – S. Beckett