
C’est comme si je courais. Je cours, je suis seul sur la grande route, j’aperçois un chemin et je l’emprunte. Il traverse les champs en labour, les jachères, les bocages. Nous arrivons, lui et moi, dans la forêt. Je continue par un sentier, je laisse le chemin et le souvenir de la grande route derrière moi.
De l’eau s’égoutte des branches des arbres, il y a des bruits d’ailes, des craquements de bois, pas beaucoup de vent
L’odeur de la terre, des feuilles et du bois mort monte du sol et emplit l’air. Je marche en levant la tête pour voir, au-dessus des cimes, le ciel.
J’ai écrit deux textes, c’est le troisième. C’est comme si je courais, que je prenais une sorte de distance avec quoi, je ne sais pas. Avec le désir, me semble-t-il immédiat, je le repousse petit à petit, à petite foulée. J’ai bientôt plus de 10 jours d’avance. D’avance sur quoi, je ne le sais pas. Je continue à courir, c’est une sorte de drogue, si je ne cours pas comme ça, il me semble désormais que ça ne va pas.
Ce n’est pas la même chose que de courir autour d’un stade, c’est autre chose. C’est comme si on était poursuivi par les loups, il faut bien s’inventer une peur réaliste.
Enfant, j’avais toutes sortes de peurs. J’étais rempli de peur et de merveilles. La peur, je crois, faisait naître le merveilleux. Ai-je conservé ça avec le temps ?
Je me souviens, encore une fois de plus, de mon départ pour le Portugal. J’avais briqué la chambre de fond en comble, comme un sou neuf. J’avais peu de choses, un sac à dos, avec quelques habits, quelques livres, quelques carnets. De quoi rester propre. J’ai fait du stop et j’ai atteint l’Espagne. J’ai bu un verre sur le bord de la route, en pleine nuit, les gens faisaient la fête. J’ai conservé de l’Espagne une sensation de chaleur moite, une odeur de grillades, des relents de parfum bon marché, un regard andalou et l’impression d’être chien.
J’ai fait du stop et ça a continué. J’ai atteint Porto, la gare. J’avais faim, il y avait des petits restaurants tout autour de la gare, on y vendait du ragoût, du porc et des fayots. L’heure de la micheline a sonné et j’ai embarqué vers le petit village au nord du nord. Je voulais un endroit perdu, le plus perdu possible, sans touriste. Il faisait chaud. Toutes les vitres du wagon étaient baissées, la porte aussi était grande ouverte. La nuit était là aussi, on voyait des collines et des feux. Ce n’étaient pas des lumières artificielles, c’étaient de vrais feux. Enfin, la micheline est arrivée à son terminus, c’était le village. Je suis descendu avec un jeune type. Il n’y avait qu’un couple sur le quai, j’ai compris qu’ils étaient de la famille du type. Ils se sont étreints, ils ont ri, ils se sont embrassés. J’ai attendu que ça se passe et je me suis rapproché pour leur demander s’ils connaissaient un hôtel pour la nuit. Ils m’ont regardé et ils ont fait mine d’être tristes. J’ai vu la joie se dissimuler sous un masque de tristesse. Non, pas d’hôtel ici. J’allais remercier et partir, chercher un endroit quelque part pour me reposer. Un champ, un arbre. Ça ne me dérangeait pas. La femme a dit « attends » et ils m’ont conduit dans une maison. J’ai dormi là comme un loir. Au matin, il faisait beau. Je me suis levé, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai vu une coursive avec de la vigne vierge qui pendait, la vue donnait sur un jardin potager. Puis j’ai entendu des grognements qui venaient de sous le plancher. J’ai descendu l’escalier, j’ai regardé par la fente d’une porte et j’ai vu des cochons tout roses tourner leurs petits yeux ronds vers moi. Ils avaient l’air de savoir que j’étais là, que j’avais dormi là au-dessus de leurs têtes de cochon.