Question. Il serait question. Il serait intéressant de se questionner sur l’emploi conscient du conditionnel, comme par exemple ce passage : « Ils décachetteraient leur courrier, ils ouvriraient les journaux. Ils allumeraient une première cigarette. » Ne serions-nous pas en train de nous questionner sur la réalité d’une irréalité exprimée par le conditionnel présent ? Imaginons-nous la même chose en transformant ces phrases en : « Ils auraient décacheté leur courrier, ils auraient ouvert les journaux, ils auraient allumé une première cigarette » ? Ou oserions-nous utiliser une forme désuète, rare aujourd’hui, comme : « Ils eurent décacheté leur courrier, ils eurent ouvert les journaux, ils eurent allumé une première cigarette » ? Est-ce que cela ferait exactement le même effet d’inverser les différentes propositions de cette phrase, de les chambouler, de les réordonner autrement, d’en effectuer des tours et des détours dans tous les sens ? Aurions-nous la même sensation ? Et l’eussions-nous, cette sensation étrange, qu’en ferions-nous alors ?

Il y aurait eu un point, et je ne l’aurais même pas vu. J’aurais considéré l’ensemble sans voir le point censé séparer les deux propositions. Bizarre comme on manquerait à ce point d’attention. On aurait loupé un élément tout à fait essentiel. Un point, ce n’est pas rien. Certains diraient même : un point, c’est tout. Referions-nous à nouveau le tour de ces trois propositions sous un angle neuf ?

Ils auraient décacheté leur courrier. Ils auraient ouvert les journaux. Ils allumeraient à présent une première cigarette.

Ah. Ce serait presque naturel d’ajouter un « à présent » maintenant qu’ils allumeraient leur première cigarette, une fois qu’ils auraient ouvert leur canard en deux d’un coup de coupe-papier, celui-là même qui leur aurait servi à décacheter leur courrier.

On visualiserait le coupe-papier posé près d’un tas de lettres, avec un manche ouvragé, probablement en ivoire. Jadis, cet ivoire aurait appartenu à un éléphant. Quelle étrange pensée pour l’éléphant, de voir sa dent transformée en manche d’instrument tranchant pour ouvrir le courrier. Plus loin, sur un fauteuil crapaud, reposerait un journal. Matinal ou vespéral, on ne saurait le dire, mais ce serait un journal. Un point, c’est tout. Une fenêtre donnant sur des immeubles haussmanniens et permettant de placer une ligne d’horizon traversant en son milieu exact un œil-de-bœuf pourrait laisser imaginer que je me trouverais, si c’était moi par exemple en train de regarder par la fenêtre, à la même hauteur que l’œil-de-bœuf, ou plutôt mon regard serait, comme il se doit, à la hauteur de la ligne d’horizon qu’il créerait sans même s’en apercevoir.

Pour m’en apercevoir, il faudrait que j’effectue quelques pas en arrière. Que je puisse me voir de dos, puis je tendrais un bras, bien tendu comme il se doit, si possible avec un crayon de bois, pour prendre des mesures. Personnellement, je n’aurais pas envie d’allumer une cigarette, je ne fumerais plus depuis des mois. Je verrais néanmoins mon double sortir un paquet de la poche de sa veste, tapoter le cul du paquet pour faire surgir la cigarette, les doigts qui s’en saisiraient pour la porter à ses lèvres. Le briquet serait battu, la flamme jaillirait, une bouffée de fumée bleuâtre effectuerait des spirales au-dessus de ma tête là-bas. Et peut-être qu’à cet instant je verrais de l’autre côté de l’œil-de-bœuf, de l’autre côté de la rue Saint-Antoine, un type qui me ressemblerait point pour point. J’aurais, à cet instant, à l’aide du recul, du crayon, de la ligne d’horizon, à la fois le côté pile et un peu du côté face.