Un trait

Texte initial

Ce n’est évidemment pas le mot parfait qui compte dans cette affirmation, mais l’immédiateté dans laquelle elle sera émise.

Si je pose un trait sur la feuille, là, tout de suite, dans ce présent de l’acte de dessiner, c’est un trait qui existe.

Il n’existait pas avant, et vous ne saurez pas ce qu’il adviendra après. Mais là, tout de suite, il y a un trait — et c’est tellement extraordinaire qu’on n’y pense même pas, ou plus.

La cervelle peut bien sûr s’emparer du trait — de son image surtout — car elle ne peut rien saisir du trait en lui-même. Elle ne fera que l’interpréter sans relâche, et finira sans doute par se fatiguer de ne pas pouvoir lui trouver une raison, un sens. Elle le fera sombrer dans la banalité. C’est juste un trait, et alors ?

Revenons à l’origine du trait. À son origine, il n’y a qu’un point : le point de contact de la main avec le crayon et la feuille, dans un instant particulier. C’est là que tout commence. C’est le début d’une histoire. L’histoire d’un point qui, dans une impulsion produite par la main, mû par un geste, voyage — selon une droite, une courbe, une humeur.

Considérer cela, c’est se faire tout petit. Parvenir, si l’on veut, à l’échelle microscopique du graphite et se sentir emporté par la puissance du voyage.

Notre vie est-elle si différente de cette errance du point, qui, à force de se cloner dans l’espace-temps d’un mouvement, sera ici et là le même et différent, toujours, le long d’une simple ligne de crayon ?

Tout ce qui est n’a pas à être plus que cela. Tout ce qui est, est parfait — car l’existence face à rien est à la fois banale et merveilleuse. Ce qui pose problème, c’est d’affirmer une existence face à quoi que ce soit. Car, du coup, le "quoi que ce soit" naît de la contrariété, et se renforce d’autant qu’on veuille le répudier.

Si je gomme le trait pour revenir à la surface propre — si je cherche une idée du propre — la moindre saleté envahira ma cervelle.

Se tenir dans un entre-deux, comme une porte entrebâillée, dans l’instant où les choses naissent et meurent, demande beaucoup d’abnégation. Et en même temps aucune. C’est un grand mystère.


Réduction

Un trait. Là. Il n’était pas. Il est.

Rien d’autre. Rien avant. Rien après.

La main. Le crayon. La feuille. Un point. Puis le point se met en route.

Droit, courbe, humeur. Il va. Il clone. Il oublie. Il revient.

On regarde. On pense. On s’épuise.

Le trait n’a pas besoin d’être. Il est.

Si on gomme ? Rien n’est propre. Tout salit.

On reste là. Entre. Entre l’avant et l’après. Entre le néant et le presque.

Pas d’explication. Pas de sens. Mais c’est là.


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