20 juillet 2019

Depuis l’école, il est là, cet insupportable qu’on nous apprend à tolérer à coups de mauvais points, de claques, de coups de règle sur les doigts. Peu à peu, la résignation s’installe, et l’habitude finit par dominer.

Puis vient l’entrée à l’usine ou au bureau, et il faut bien composer avec l’atmosphère morne des petits matins, la cohue dans les transports en commun, les vociférations des petits chefs, et cette transparence que nous opposons aux rêves des filles qui aspirent à quelque chose de stable et rassurant.

Notre vie entière devient une longue habitude à supporter l’insoutenable, par oubli, fatigue, lassitude. À quoi bon, se demande-t-on parfois ? Il faut parfois un choc, une déflagration immense pour que nous nous réveillions et redécouvrions cette réalité, intacte, toujours là. Des tours qui s’effondrent, des salles de concert jonchées de cadavres, des événements d’une monstruosité hors norme. Alors seulement, on se dit « merde, rien n’a changé », et tout revient nous frapper en pleine figure.

Et puis, les jours passent. Nous replongeons dans le quotidien, l’oubli. Nous reprenons notre place dans les files d’attente, nous nous efforçons de ne pas égorger nos semblables, nous payons nos impôts et nous votons. Pas par véritable espoir, mais plus souvent pour choisir celui ou celle que nous rejetons le moins.

Ensuite, les scandales éclatent, nous nous indignons collectivement d’avoir encore été dupés, comme si c’était la première fois. Et puis, l’oubli revient, accompagné de la routine, tandis que nous nous préparons, encore une fois, à revoter.

Pourtant, vivre devrait être une lutte permanente contre cet insupportable, sans attendre la guerre ou l’attentat. Je crois qu’il faudrait enseigner dès l’enfance cette vigilance animale, cet instinct de résistance.

Mais pour cela, il faudrait que l’école cesse d’être ce qu’elle est, que le monde change, ainsi que les usines et les bureaux où nous passons notre temps à éviter la vie, comme l’insupportable.

Carnets | juillet

25 juillet 2019

la sainteté dont il est question n’est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, préfère la lucidité un peu crasse du café : le désir, la clope, le demi, les gens tels qu’ils sont. À quoi ressemble la sainteté dans la tête de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un catéchisme et sourit sans jamais relâcher les joues ? Raymond l’écoute d’une oreille, à la table d’à côté. Le garçon parle d’engagement, de pureté, de “ne pas se compromettre”, le menton légèrement levé. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau à la main, jupe qui balance juste ce qu’il faut. Il se surprend à penser que, plus jeune, il lui aurait bien proposé un dernier verre après le service. Quand il remarque que le regard du gamin a dévié exactement au même endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, pressé d’aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, à fumer en regardant la rue défiler. Il repère les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son téléphone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui préfèrent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, penchée légèrement en arrière par le poids du plateau, lui demande s’il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu’au bar. En portant le verre à ses lèvres, il remercie vaguement le ciel d’avoir échappé à l’idée de devenir saint. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais ce soir, ça lui suffit. compression Raymond écoute d’un bout d’oreille un jeune qui parle de pureté, toujours souriant. Son regard, à lui, suit la serveuse qui passe, plateau à la main. Quand il voit le gamin lorgner au même endroit, il se marre, s’allume une clope. Le jeune s’en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires penchés vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s’éloigner, il se dit qu’il a eu de la chance de rater la sainteté.|couper{180}

Carnets | juillet

21 juillet 2019

Angle : tu pars de la télé comme machine à apocalypse permanente pour basculer vers une idée qui est intéressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie à nos petites morts à nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plutôt que comme motif de panique. Tu veux casser le réflexe dépressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu’est-ce qu’on en fait ? Il suffit d’allumer la télé pour se prendre une bonne déprime. Entre les guerres recyclées en images de synthèse, les pays sans pluie où les enfants ont le ventre et le regard gonflés de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l’art contemporain, on a vite l’impression qu’on nous sert la fin du monde à chaque journal. Ce n’est pas qu’il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou à la marge. Le gros du programme vise surtout à installer chez le spectateur l’idée que le danger ou la misère peuvent surgir au coin de sa rue, et qu’il doit se préparer, s’équiper, se protéger. Cette peur-là fait tourner les usines, les assurances, et entretient l’illusion qu’il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Français grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière, que la raison cartésienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant à commenter le moindre potin comme au comptoir d’un bistrot de campagne. C’est peut-être ça, la France : un gigantesque bar où l’on parle de tout et de rien en attendant la prochaine polémique. Ajoutez par-dessus le dérèglement climatique, la canicule, la presse qui soulève des lièvres plus gros qu’elle, la lumière du soleil qui semble blanchir d’année en année, et vous obtenez un climat mental où il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d’arriver, doucement mais sûrement. Le vernis des promesses politiques n’y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie à nos propres échéances, à nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, même vaguement, n’est pas toujours paralysant. Parfois, ça fait tourner le cerveau et la créativité à plein régime, ça donne envie de vivre plus franchement, d’abord dans la colère, le dégoût, la rage, puis, une fois l’orage passé, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment éviter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester là, sidérés, devant l’écran ? Se noyer dans le sexe, l’alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son égoïsme ? Ou bien accepter, tant qu’on peut, que la vie reste un phénomène improbable qu’on a la chance de traverser quelques années ? Cette dernière position ne promet pas le salut, juste une manière de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, à chaque forme de vie qu’on croise, en attendant soit l’effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait déjà beaucoup, si on s’en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention à nous et aux autres, sans bruit. compression Allumer la télé, c’est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu’on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d’art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de sécurité, et nous conforte dans notre rôle de Français qui râlent au comptoir. À force, on finit par croire que tout va s’écrouler, et ce n’est pas entièrement faux. Mais cette ambiance d’apocalypse en continu a un effet collatéral : elle renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s’anesthésier. Reste alors un choix assez simple : continuer à se consumer en boucle devant l’écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d’attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre à traverser nos jours en se rappelant qu’ils sont comptés, et se conduire en conséquence. illustration : voyage de l'eau huile sur toile pb 2019|couper{180}

Carnets | juillet

21 juillet 2019

Si je cesse de me poser des questions, si je renonce à saisir l’insaisissable, la main retrouve une certaine autonomie. Cette indépendance tient aussi au fait de lâcher l’illusion d’expertise. Parler d’« esprit neuf », c’est déjà supposer qu’on aurait perdu une spontanéité en chemin. Mais peut-on vraiment retrouver quelque chose de cet ordre ? Cette notion d’esprit neuf frôle vite l’idée de pureté, et c’est là qu’elle devient suspecte. Les mots fabriquent des théories dès qu’on les laisse faire. On part du postulat qu’il faudrait moins réfléchir, et au bout du compte on se retrouve avec quoi ? Avec d’autres pensées, parfois plus mauvaises encore. Si tu veux t’éloigner de ça, tu pourrais parler plutôt de « disponibilité » ou de « relative fraîcheur du regard », quelque chose qui n’implique pas un retour impossible à un avant mythique.|couper{180}