tant que l’arbre ne se pose pas la question de son origine / destination, il est confondu au “fond”, à la “vacuité générale du monde”. C’est la douleur de ne pas savoir qui le réveille à la réalité sensible, et c’est cette attention douloureuse qui finit par produire les fleurs et les fruits. L’histoire parle de toi (évidemment), mais ça, tu le sais.
Il était une fois, à l’orée d’un village, un arbre de taille moyenne qui ne donnait ni fleurs ni fruits. Ses feuilles prenaient la pluie et le soleil avec une indifférence tranquille qui, au début, intriguait tout le monde. Les plus anciens se grattaient la tête en se demandant ce qu’il faisait là, puis les années passant, on s’y habitua. Les vergers alentours débordaient de cerisiers, de pruniers, de pommiers qui, chaque saison, régalaient le village de fruits sucrés ; à force d’abondance, on cessa même de voir l’arbre inconnu, planté là depuis toujours. Un matin, un oiseau se posa sur l’une de ses branches, et l’arbre tressaillit. « Bonjour », dit-il, un peu surpris d’entendre sa propre voix. « Salut, répondit l’oiseau, ça va ? » Rassuré de ne pas passer pour un fou, l’arbre se lança dans le récit de sa vie d’ombre et de silence. L’oiseau écouta d’abord, puis finit par couper court : « J’entends bien que tu es seul, dit-il, mais dis-moi plutôt : tu sais d’où tu viens, toi, et où tu vas ? » L’arbre resta muet. Il n’en savait rien et ne s’était jamais posé la question. « Bonne question, finit-il par dire, si tu as la réponse, je veux bien l’entendre. Pour l’instant, je ne peux que me taire. » L’oiseau, qui avait d’autres branches à visiter, reprit son vol en laissant l’arbre dans un trouble neuf. Jusqu’ici, il se contentait d’être là. À partir de ce jour, il commença à regarder vraiment autour de lui. Il leva ses yeux d’arbre vers les vergers voisins et demanda au grand cerisier : « Sais-tu qui je suis, d’où je viens, où je vais ? » Le cerisier le toisa sans répondre. Le pommier, sollicité à son tour, se détourna comme s’il n’avait rien entendu. Une solitude différente s’installa alors. Il n’était plus seulement un tronc parmi d’autres ; il sentait, pour la première fois, qu’il manquait de mots pour se dire. Ça faisait mal. Cette douleur aiguisa pourtant ses sens. Il se surprit à noter l’humidité ou la sécheresse de l’air sur ses feuilles, la façon dont le vent glissait dans ses branches, la lente remontée de l’eau dans son tronc, le frottement des cailloux contre ses racines. Saison après saison, il laissa tout cela descendre en lui, comme un chant qu’il ne comprenait pas mais qui le traversait. Ce chant lui apportait de la rage et de la joie, lui donnait l’impression d’être à la fois perdu et nourri. Quand le printemps revint, un matin où il regardait la rosée briller sur les herbes folles, l’oiseau reparut et se posa sur une branche. « Alors, l’ami, toujours aussi perdu ? » demanda-t-il. L’arbre ne répondit pas. Au lieu de parler, il sentit quelque chose céder en lui, et des milliers de bourgeons s’ouvrirent en fleurs blanches sous le soleil. L’oiseau battit des ailes, esquissa ce qui ressemblait à un sourire, puis reprit sa route vers le ciel. On ne le revit plus dans la région. L’été venu, ce fut un gamin qui remarqua le changement. Les adultes, occupés à leurs récoltes habituelles, ne levaient même pas les yeux. L’enfant s’approcha, cueillit un fruit, croqua dedans. « Mais c’est une tuerie, ce truc ! » s’écria-t-il. On rappliqua, on goûta, on remplit des paniers. On fit des confitures, des tartes, des salades, et tout le village s’en régala sans bien comprendre comment l’arbre oublié s’était mis à donner de tels fruits. À partir de là, on prit l’habitude de guetter chaque année sa floraison. Un jour, les habitants décidèrent même de lui donner un nom. Je serais incapable de vous le répéter aujourd’hui : l’histoire est vieille, et ma mémoire a ses trous. Mais l’arbre, lui, continue de fleurir à l’orée du village.
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À l’entrée du village, un arbre ne donnait ni fleurs ni fruits. On finit par ne plus le voir, occupés qu’on était aux cerisiers, pommiers et pruniers bien remplis. Un jour, un oiseau se posa sur une branche. L’arbre, surpris d’avoir une voix, lui raconta sa vie de tronc inutile. L’oiseau l’écouta un moment puis demanda : « Tu sais d’où tu viens, où tu vas ? » L’arbre n’en savait rien. L’oiseau repartit, et le silence laissa place à une solitude neuve. Pour la première fois, l’arbre se mit à sentir le monde : la pluie sur ses feuilles, la sécheresse, le vent dans les branches, l’eau qui montait, les pierres contre ses racines. Ça faisait mal et ça le tenait debout. Au printemps suivant, l’oiseau revint : « Toujours perdu ? » L’arbre ne répondit pas. À la place, il se couvrit de fleurs blanches, d’un seul coup. L’été, un gamin goûta le premier fruit ; les adultes n’avaient rien remarqué. Le goût les stupéfia, on fit des confitures, des tartes, et l’arbre devint le plus attendu du village. Plus tard, on lui donna un nom que j’ai oublié. Ce n’est pas très grave : lui, de toute façon, n’a jamais cessé de pousser.
illustration de Ansel Adams ♦ Cyprès Dans Le Brouillard, Pebble Beach, Californie