juillet
Carnets | juillet
11 juillet 2019
Tu as une matière vivante et simple : chaleur d’Avignon, fatigue de festivalier, rencontre avec une jeune femme qui tracte, promesse d’accolade, et, derrière, un vrai enjeu : la pièce te parle très directement de ton obsession de l’année, “devenir messie”, peinture engagée vs peinture du regard. Là, tu touches à quelque chose de vraiment intéressant : le théâtre qui vient te dire “non, tu n’es pas obligé d’être le prophète de quoi que ce soit Comme tous les ans, le Festival d’Avignon déborde de spectacles et, sous la chaleur écrasante, il devient parfois difficile de savoir si l’on cherche d’abord du théâtre ou une salle climatisée avec un fauteuil. Ce jour-là, j’étais plutôt dans la deuxième catégorie, vacancier fourbu qui aurait accepté n’importe quel programme pourvu qu’il y ait de l’ombre. Une jeune femme est venue nous aborder, tract à la main, pour nous parler d’« Un soir chez Renoir ». Elle avait ce mélange de timidité et de passion qui donne envie d’écouter ; elle a même promis une accolade tendre si nous venions. C’est sans doute ce détail, plus que le sujet, qui a fait pencher la balance. Nous sommes entrés, avons trouvé des sièges “pas pires ni meilleurs qu’ailleurs”, et le spectacle a commencé. Sur scène, ils sont encore jeunes, eux aussi : Degas habillé de sombre, un peu dandy ; Renoir un peu dépenaillé ; Monet sans le sou ; Berthe Morisot d’une élégance discrète — notre recruteuse du trottoir — ; Zola, barbe déjà solide, encore journaliste, et une jeune femme posant comme modèle. La question qui les occupe est simple et brûlante : faut-il continuer à courir le Salon officiel ou inventer une exposition en marge ? Au fil de la soirée, chacun défend sa vision de la peinture. Zola les harcèle presque : il veut faire d’eux des messagers, des porteurs de cause, des figures exemplaires. Il réclame du message clair, de la dénonciation, des tableaux qui sauvent le peuple. Renoir, Morisot et les autres résistent : ils parlent de lumière, de couleur, de l’instant qui passe, de ce qu’ils sentent dans leur corps devant un motif. Je me suis surpris à respirer un peu mieux en les entendant refuser cette camisole du “tableau-messie”. Toute l’année ou presque, j’avais charogné de mon côté à vouloir donner une mission à ma peinture, à coller du sens, de la thèse, sur chaque geste, comme si le simple fait de regarder et de peindre ne suffisait plus. Dans la pénombre de la salle, je voyais ces jeunes gens, promis à la postérité, batailler pour le droit de peindre simplement ce qu’ils voyaient, sans se transformer en prophètes. Ça venait me chercher très directement. Je ne vais pas déflorer les ressorts du spectacle, mais si vous aimez la peinture et que vous passez par Avignon, ce “soir chez Renoir” vaut le détour, ne serait-ce que pour entendre, sous les costumes et les répliques, cette vieille question toujours neuve : est-ce qu’un tableau a vraiment besoin d’autre chose que la lumière pour exister ? compression Avignon, chaleur écrasante, je cherche surtout une salle fraîche et un fauteuil. Une jeune femme nous aborde pour « Un soir chez Renoir », tract à la main, regard passionné, promesse d’une accolade si nous venons. On dit oui pour elle autant que pour la pièce. Dans la salle, Degas en sombre, Renoir un peu défait, Monet sans argent, Berthe Morisot discrète, Zola déjà barbu. La question tourne autour de la table : continuer à courir le Salon officiel ou monter leur propre exposition ? Zola pousse pour une peinture à message, des tableaux qui dénoncent, qui sauvent, des peintres en prophètes. Renoir, Morisot résistent : ils parlent de lumière, de couleurs, d’instant à saisir. Dans le noir, j’entends surtout ça : le refus d’être messie. Toute l’année, j’ai voulu donner une mission à ma peinture, coller du sens partout. Eux me rappellent qu’un tableau peut se contenter de regarder le monde et de le rendre, sans autre bannière que la lumière.|couper{180}
Carnets | juillet
7 juillet 2019
Je suis peintre. Mon travail, c’est de faire des tableaux pour vivre. Portraits, paysages, natures mortes, abstraits, décoratif s’il le faut. Les gens les accrochent où ils veulent, après ça ne me regarde plus. Je ne roule pas sur l’or, mais je paie mes factures. Depuis quelque temps, ma main droite commence à faire sa vie. Je veux tracer un trait, ça tremble. Au début je me dis que c’est la fatigue. Maintenant, quoi que je commence, ça se termine en gribouillis. Je vais voir le généraliste. Examens, résultats : rien de spécial, pas de Parkinson. Un peu de cataracte, c’est tout. Il me propose d’aller parler “à quelqu’un”. Cabinet de psy. Une fois par semaine, je m’assois dans le fauteuil et je déballe. Très vite, je m’entends faire le malin, broder, enjoliver. Je lui dis que je suis en train de la séduire comme tout le monde. Elle me demande de m’allonger. Là, parfois, c’est une voix de gosse qui sort, pas la mienne. Je ne supporte pas. Je plante les séances. Après ça, je continue d’aller à l’atelier. Je peins des toiles lourdes, sales, reprises dix fois. Je laisse faire cette main qui ne sait pas où elle va. Je n’appelle plus personne, je ne commente plus trop. Ce matin, en buvant le café, je pense à ce gamin qui parlait sur le divan. Au lieu de le renvoyer dans son coin, j’ai juste une sorte de douceur pour lui. Je monte à l’atelier. Sur le chevalet, une toile sous un drap. Je soulève. Le tableau est là, pas spécialement accrocheur, mais je reconnais quelque chose : des zones bouchées, des lignes qui lâchent, des couleurs qui se répondent sans logique. Au fond, ça bouge un peu. Je sens le gamin, quelque part, qui me fait signe. Je ne lui réponds pas avec des mots. Je reste devant la toile, la main droite encore un peu réticente, et je me dis que pour l’instant, ça suffit.|couper{180}
Carnets | juillet
06 juillet 2019
Chambre d’hôtel meublée au minimum : un lit, une table, une chaise, une armoire. La fenêtre donne sur la rue, le bruit monte en continu, sans creux, comme si la pièce avait perdu ses murs. Je peine à trouver mes repères, c’est de l’ailleurs posé dans un autre ailleurs, et ça tape sur ce que j’appelle encore mon identité. Ça commence par la colère, tourne à la déprime, glisse vers une forme d’acceptation molle, puis la résignation, et au bout du compte je sens revenir mes vieilles ruses. Je décide d’essayer autre chose : accueillir le bruit comme il vient, sans le classer, accueillir cet endroit comme un familier que je ne connais pas encore. Me rappeler que l’intention, ici, c’est de vivre, pas juste de tenir le coup. Alors je porte l’attention sur chaque morceau du décor, un par un, comme si je remontais un puzzle. La table ne veut rien dire. Le lit ne veut rien dire. La fenêtre, le flux de voitures, les talons sur le trottoir, tout ça ne raconte rien par soi-même. Mes pensées non plus. Elles passent, elles commentent, elles s’énervent, et elles ne veulent rien dire de définitif. Je reviens à ce travail simple : répéter l’attention pour ne pas lâcher l’intention, revenir à ce qui est là, même si ça reste pauvre et bruyant. Un matin, sans annonce particulière, tout s’aligne un peu : les objets sont à leur place, le vacarme ne m’attaque plus, il fait juste partie du décor. Je ferme la porte derrière moi et je descends dans la rue. La chambre devient un épisode de plus, et je continue mon chemin.|couper{180}
Carnets | juillet
05 juillet 2019
C’était l’époque où la télé était en noir et blanc, pas encore dans tous les foyers, mais déjà, en 62, des images de massacres défilaient sur l’écran. Corée, Algérie, Vietnam, je ne sais plus : c’était surtout l’impression floue d’une guerre qui se répétait ailleurs, assez loin pour qu’on puisse continuer à se croire tranquilles ici. Dans le fond de ma campagne bourbonnaise, pourtant, impossible d’oublier que la guerre était partout, simplement sous d’autres formes. Dans un village, tout se sait, tout se commente, et l’étranger, quand ce n’est pas l’ennemi, n’est pas souvent accueilli avec douceur. Les ragots valent bien une rafale : ça ne tue pas sur le coup le “bon à rien” ou la femme adultère, mais ça suffit à rendre les sourires forcés à la boulangerie. Pour comprendre comment tourne la haine, inutile de lire des traités, il suffisait d’aller boire un petit blanc limé et d’écouter, au comptoir, ce qui se disait à demi-mots : les frustrations, les jalousies, les petites vengeances servies sous couvert de “on dit que…”. J’ai longtemps cru que les grandes guerres partaient de causes lointaines, de dates apprises par cœur et de noms propres. Avec le temps, j’ai surtout vu que la matière première était la même : ennui, ressentiment, peur de soi, besoin de désigner quelqu’un à abattre, au loin ou juste en face. Pris tôt dans ce climat-là, la télé en bruit de fond et les oreilles ouvertes, j’ai abandonné assez vite l’idée d’une innocence durable. Il me semblait qu’elle servait surtout d’alibi pour ne pas regarder en face notre bêtise, la mienne comprise. Ce qui m’a tenu, ce n’est pas une sagesse, c’est un doute qui refusait de se taire, une petite flamme qui empêchait d’adhérer complètement à ce qu’on me servait comme certitude. Hier, cette vieille histoire m’est revenue pour une broutille. J’avais laissé la porte de l’atelier des métiers d’art entrouverte. Des gamins du coin sont entrés en douce. Un peu plus tard, on s’aperçoit qu’un objet manque sur un présentoir. Panique. On ne sait même pas exactement ce qui a disparu, mais déjà on soupçonne les “petits morveux”. La commissaire de l’expo penche pour l’accident, l’innocence : ils ont dû toucher, déplacer, sans malice. Moi, aussitôt, j’imagine le coup fourré, le vol. Nous discutons, chacun accroché à son idée de l’enfance, à ce qu’il a besoin d’y voir. Au fond, nous n’avons aucune preuve, seulement notre manière de remplir le vide autour d’un objet absent. En me regardant faire, je me suis dit que beaucoup de conflits plus sérieux devaient démarrer exactement là : deux personnes, deux groupes qui n’acceptent pas le doute, qui veulent à tout prix le transformer en certitude, et qui s’y prennent comme nous, de travers. compression Télé noir et blanc, début des années 60 : des guerres lointaines défilent sur l’écran, assez floues pour qu’on continue de se croire à l’abri dans ma campagne bourbonnaise. Au village, la guerre prend une autre forme : ragots, jalousies, phrases lâchées au comptoir autour d’un blanc limé, “on dit que…”. Cancaner vaut tir de rafale, ça ne tue pas net, mais ça ronge. J’ai vite senti que l’innocence servait surtout de paravent pour ne pas voir notre part de bêtise et de haine. Ce qui retient de devenir plus dur, ce n’est pas la vertu, c’est le doute tenace, cette petite résistance intérieure aux certitudes grimées en évidences. Hier, dans l’atelier des métiers d’art, la scène s’est rejouée en miniature. Porte laissée entrouverte, quelques gamins entrent. Plus tard, un présentoir vide : un objet manque, sans qu’on sache dire lequel. La commissaire penche pour la maladresse enfantine, j’imagine tout de suite un larcin. Aucun de nous n’a de preuve, seulement ses réflexes, son idée personnelle de l’innocence. À nous deux, nous fabriquons une histoire pour combler ce vide. Je me suis dit alors que beaucoup de grandes guerres commencent peut-être comme ça : un objet manquant, un doute, et deux façons incompatibles de le supporter.|couper{180}
Carnets | juillet
4 juillet 2019
Adolescent prépubère, avide de connaissances, je pérorais sur les philosophes sans rien y comprendre. Je lançais des noms, des citations mal digérées, je m’écoutais parler. Si je devais m’entendre aujourd’hui, j’en rougirais encore, si le temps ne m’avait pas rendu un peu plus tolérant avec moi-même, surtout après avoir longtemps fréquenté des gens pas tellement mieux lotis. Le savoir, je l’ai cherché comme une richesse, comme un pouvoir. J’ai empilé les livres, dévoré des bibliothèques, changé de boulot à répétition, traversé des lits et des couples, jusqu’à me retrouver vers la quarantaine de nouveau seul, avec l’impression d’avoir tout essayé sauf l’essentiel. Une compagne de plus “qui ne me comprenait pas”, disais-je, alors que l’égoïste que j’étais supportait mal qu’on lui résiste. C’est là que m’est revenue la phrase de Socrate, celle qu’on affiche partout : “Connais-toi toi-même.” Je me suis surpris à la tordre en douce : “Accepte-toi toi-même.” Ce glissement, je l’ai senti physiquement. Je commençais à voir que je pouvais aligner autant de savoir que je voulais, tant que je refusais de voir mes propres limites, ça ne changerait pas grand-chose. Ce qui complique l’affaire, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de s’accepter soi. Il faut aussi composer avec les autres : les lourds, les lâches, les gentils, les brillants, les crétins, tout le mélange. On se découvre vite aussi bête, aussi peureux, aussi borné qu’eux, malgré les livres. C’est là que le savoir devient suspect : au lieu de nous éclairer, il sert à habiller nos préjugés, à répéter les mêmes erreurs avec des mots plus raffinés. Avec l’âge, j’ai fini par regarder les gens, et moi avec, comme des phénomènes plus ou moins neutres : du soleil, de la pluie, du chaud, du froid, un peu de finesse ici, beaucoup de connerie là. Ça ne veut pas dire qu’on devient indifférent, seulement qu’on commence à voir que tout ça arrive, que ça passe, et qu’on a encore la main sur une chose : la façon de réagir. Ce détachement-là n’a rien de mystique, rien à voir avec les yogis de carte postale, c’est surtout une fatigue de juger tout le monde, y compris soi. Si j’avais un vœu pieux à formuler, ce serait celui-là : qu’on apprenne plus tôt à supporter ce qu’on est, avant de se gaver de savoir. On gagnerait sans doute quelques années, mais il a fallu que je me cogne tous ces détours pour l’écrire aujourd’hui sans trop morale. compression Adolescent, je bombe le torse avec des noms de philosophes et je ne sais rien. J’ai cru longtemps que le savoir serait un pouvoir : livres empilés, jobs en série, histoires de couple à répétition. À la quarantaine, de nouveau seul, repense à Socrate : “Connais-toi toi-même.” En moi, ça a basculé en “accepte-toi toi-même”. J’ai compris que tant que je refusais ce que j’étais, tout ce que je savais resterait un décor. Les autres, avec leur bêtise, leur bravoure, leur lâcheté, m’ont servi de miroir : je n’étais pas mieux, pas non plus moins bien, mais plus verbeux. Le savoir s’est mis à sentir le piège, cette manière élégante de répéter les mêmes croyances. Peu à peu, j’ai commencé à voir les gens, et moi avec, comme de la météo : pluie, soleil, chaud, froid. On ne choisit pas ce qui arrive, seulement la manière de répondre. Si c'est une leçon, ce serait celle-là : accepter d’abord ce qu’on est, laisser le savoir venir après, plus léger.|couper{180}