C’était l’époque où la télé était en noir et blanc, pas encore dans tous les foyers, mais déjà, en 62, des images de massacres défilaient sur l’écran. Corée, Algérie, Vietnam, je ne sais plus : c’était surtout l’impression floue d’une guerre qui se répétait ailleurs, assez loin pour qu’on puisse continuer à se croire tranquilles ici. Dans le fond de ma campagne bourbonnaise, pourtant, impossible d’oublier que la guerre était partout, simplement sous d’autres formes. Dans un village, tout se sait, tout se commente, et l’étranger, quand ce n’est pas l’ennemi, n’est pas souvent accueilli avec douceur. Les ragots valent bien une rafale : ça ne tue pas sur le coup le “bon à rien” ou la femme adultère, mais ça suffit à rendre les sourires forcés à la boulangerie. Pour comprendre comment tourne la haine, inutile de lire des traités, il suffisait d’aller boire un petit blanc limé et d’écouter, au comptoir, ce qui se disait à demi-mots : les frustrations, les jalousies, les petites vengeances servies sous couvert de “on dit que…”. J’ai longtemps cru que les grandes guerres partaient de causes lointaines, de dates apprises par cœur et de noms propres. Avec le temps, j’ai surtout vu que la matière première était la même : ennui, ressentiment, peur de soi, besoin de désigner quelqu’un à abattre, au loin ou juste en face. Pris tôt dans ce climat-là, la télé en bruit de fond et les oreilles ouvertes, j’ai abandonné assez vite l’idée d’une innocence durable. Il me semblait qu’elle servait surtout d’alibi pour ne pas regarder en face notre bêtise, la mienne comprise. Ce qui m’a tenu, ce n’est pas une sagesse, c’est un doute qui refusait de se taire, une petite flamme qui empêchait d’adhérer complètement à ce qu’on me servait comme certitude. Hier, cette vieille histoire m’est revenue pour une broutille. J’avais laissé la porte de l’atelier des métiers d’art entrouverte. Des gamins du coin sont entrés en douce. Un peu plus tard, on s’aperçoit qu’un objet manque sur un présentoir. Panique. On ne sait même pas exactement ce qui a disparu, mais déjà on soupçonne les “petits morveux”. La commissaire de l’expo penche pour l’accident, l’innocence : ils ont dû toucher, déplacer, sans malice. Moi, aussitôt, j’imagine le coup fourré, le vol. Nous discutons, chacun accroché à son idée de l’enfance, à ce qu’il a besoin d’y voir. Au fond, nous n’avons aucune preuve, seulement notre manière de remplir le vide autour d’un objet absent. En me regardant faire, je me suis dit que beaucoup de conflits plus sérieux devaient démarrer exactement là : deux personnes, deux groupes qui n’acceptent pas le doute, qui veulent à tout prix le transformer en certitude, et qui s’y prennent comme nous, de travers.

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Télé noir et blanc, début des années 60 : des guerres lointaines défilent sur l’écran, assez floues pour qu’on continue de se croire à l’abri dans ma campagne bourbonnaise. Au village, la guerre prend une autre forme : ragots, jalousies, phrases lâchées au comptoir autour d’un blanc limé, “on dit que…”. Cancaner vaut tir de rafale, ça ne tue pas net, mais ça ronge. J’ai vite senti que l’innocence servait surtout de paravent pour ne pas voir notre part de bêtise et de haine. Ce qui retient de devenir plus dur, ce n’est pas la vertu, c’est le doute tenace, cette petite résistance intérieure aux certitudes grimées en évidences. Hier, dans l’atelier des métiers d’art, la scène s’est rejouée en miniature. Porte laissée entrouverte, quelques gamins entrent. Plus tard, un présentoir vide : un objet manque, sans qu’on sache dire lequel. La commissaire penche pour la maladresse enfantine, j’imagine tout de suite un larcin. Aucun de nous n’a de preuve, seulement ses réflexes, son idée personnelle de l’innocence. À nous deux, nous fabriquons une histoire pour combler ce vide. Je me suis dit alors que beaucoup de grandes guerres commencent peut-être comme ça : un objet manquant, un doute, et deux façons incompatibles de le supporter.