Adolescent prépubère, avide de connaissances, je pérorais sur les philosophes sans rien y comprendre. Je lançais des noms, des citations mal digérées, je m’écoutais parler. Si je devais m’entendre aujourd’hui, j’en rougirais encore, si le temps ne m’avait pas rendu un peu plus tolérant avec moi-même, surtout après avoir longtemps fréquenté des gens pas tellement mieux lotis. Le savoir, je l’ai cherché comme une richesse, comme un pouvoir. J’ai empilé les livres, dévoré des bibliothèques, changé de boulot à répétition, traversé des lits et des couples, jusqu’à me retrouver vers la quarantaine de nouveau seul, avec l’impression d’avoir tout essayé sauf l’essentiel. Une compagne de plus “qui ne me comprenait pas”, disais-je, alors que l’égoïste que j’étais supportait mal qu’on lui résiste. C’est là que m’est revenue la phrase de Socrate, celle qu’on affiche partout : “Connais-toi toi-même.” Je me suis surpris à la tordre en douce : “Accepte-toi toi-même.” Ce glissement, je l’ai senti physiquement. Je commençais à voir que je pouvais aligner autant de savoir que je voulais, tant que je refusais de voir mes propres limites, ça ne changerait pas grand-chose. Ce qui complique l’affaire, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de s’accepter soi. Il faut aussi composer avec les autres : les lourds, les lâches, les gentils, les brillants, les crétins, tout le mélange. On se découvre vite aussi bête, aussi peureux, aussi borné qu’eux, malgré les livres. C’est là que le savoir devient suspect : au lieu de nous éclairer, il sert à habiller nos préjugés, à répéter les mêmes erreurs avec des mots plus raffinés. Avec l’âge, j’ai fini par regarder les gens, et moi avec, comme des phénomènes plus ou moins neutres : du soleil, de la pluie, du chaud, du froid, un peu de finesse ici, beaucoup de connerie là. Ça ne veut pas dire qu’on devient indifférent, seulement qu’on commence à voir que tout ça arrive, que ça passe, et qu’on a encore la main sur une chose : la façon de réagir. Ce détachement-là n’a rien de mystique, rien à voir avec les yogis de carte postale, c’est surtout une fatigue de juger tout le monde, y compris soi. Si j’avais un vœu pieux à formuler, ce serait celui-là : qu’on apprenne plus tôt à supporter ce qu’on est, avant de se gaver de savoir. On gagnerait sans doute quelques années, mais il a fallu que je me cogne tous ces détours pour l’écrire aujourd’hui sans trop morale.

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Adolescent, je bombe le torse avec des noms de philosophes et je ne sais rien. J’ai cru longtemps que le savoir serait un pouvoir : livres empilés, jobs en série, histoires de couple à répétition. À la quarantaine, de nouveau seul, repense à Socrate : “Connais-toi toi-même.” En moi, ça a basculé en “accepte-toi toi-même”. J’ai compris que tant que je refusais ce que j’étais, tout ce que je savais resterait un décor. Les autres, avec leur bêtise, leur bravoure, leur lâcheté, m’ont servi de miroir : je n’étais pas mieux, pas non plus moins bien, mais plus verbeux. Le savoir s’est mis à sentir le piège, cette manière élégante de répéter les mêmes croyances. Peu à peu, j’ai commencé à voir les gens, et moi avec, comme de la météo : pluie, soleil, chaud, froid. On ne choisit pas ce qui arrive, seulement la manière de répondre. Si c’est une leçon, ce serait celle-là : accepter d’abord ce qu’on est, laisser le savoir venir après, plus léger.