Toute ta vie créatrice semble prise entre deux dangers symétriques : le refuge dans un rôle (écrivain, artiste) qui t’éloigne du réel, et la dispersion qui te prive d’identité reconnaissable aux yeux des autres. Le cœur de ce texte, c’est la question : comment rester fidèle à la pulsion de création (écrire, peindre) sans s’en servir pour fuir sa vie, et sans se soumettre aux formes imposées de ce que serait un “vrai” artiste ?

Autrefois, j’ai tellement envie de créer que je me cogne presque la tête contre les murs, et pourtant je ne fais pas grand-chose. Je passe mon temps à penser à ce que je pourrais écrire, à imaginer des livres, des formes, des styles, et je reste arrêté là. Il faut quelques drames pour que je comprenne que la seule chose qui compte, ce n’est pas l’idée de créer, c’est le moment où je m’y mets vraiment, seul, sans trop écouter le mental. Je commence par la page blanche. Un petit carnet Clairefontaine posé sur la table. Pendant des jours, je l’ouvre, je regarde les lignes, j’écris la date en haut et je reste planté là. Rien ne vient. Je ne sais plus quel jour ça bascule, mais je me souviens de la lassitude envers le jeune homme que je suis alors, qui tourne autour de lui-même. Je finis par écrire de petites chroniques maladroites sur qui je suis, ce que je ressens, au jour le jour. Ça pourrait devenir un journal intime, une cachette ou une prison, c’est un peu les deux. Je remplis une vingtaine de carnets comme ça, à me fabriquer un personnage d’écrivain qui me sert de survie pendant les années de jeunesse. Je décide que ma vie tourne autour de cette idée : devenir écrivain. Sur le papier, c’est joli ; en réalité, c’est surtout puéril. À force de me regarder à travers cette image, la vie se retire : je m’éloigne des choses concrètes, des gens, des décisions. Je note au lieu d’agir. Je traque le banal, les petits faits, pour en tirer de l’effroi ou de l’émerveillement à coller sur mes pages. Et, sans m’en rendre compte, je m’éloigne de ma propre vie. Je noircis des piles de feuilles en plus des carnets, sous l’influence de mes modèles du moment : Carver, Henry Miller, Capote, Dostoïevski, Gogol, d’autres encore. J’absorbe leurs façons de faire, leurs constructions, j’imite tantôt l’un, tantôt l’autre. Mon “style” personnel, je ne sais pas où le mettre là-dedans ; je sens juste qu’il manque quelque chose. Un jour, à bout de me regarder tourner, je décide de laisser aller la main, sans me demander si c’est bon ou non. Je me lève à cinq heures, je bois mon café, je m’assois à la table, j’écris ce qui passe, sans pourquoi ni comment. Ce rendez-vous matinal me donne assez de tenue pour affronter le reste : les petits boulots, les humiliations, les joies minuscules. En parallèle, je dessine et je peins, pour me détendre. Je n’imagine pas du tout gagner ma vie avec ça. Pour moi, le but “sérieux”, c’est une maison comme Gallimard ; la peinture reste du côté du hobby. Ma première épouse commence à fissurer ce décor. Un soir, elle me dit simplement : « Tu écris sur tout, sauf sur ta vie avec moi. » Elle voit mon malaise à vivre le quotidien, mon besoin de me réfugier dans l’idée d’écrire, dans le costume d’écrivain que je n’ose pas confronter au réel : je n’envoie aucun manuscrit, nulle part. Je tiens au rêve, pas à sa mise à l’épreuve. Une forme de lucidité veille en douce pour que je ne sois confronté ni au refus ni à l’acceptation ; les deux m’effraient autant. Un soir, après une dispute de trop, en camping, j’ai préparé mon petit théâtre : je mets tous mes carnets dans un feu. Je les regarde brûler, années de notes réduites en cendres, en attendant une libération qui ne vient pas. Au contraire : privé de cette protection de papier, je deviens extrêmement vulnérable. Je refuse désormais de poser la moindre blessure sur une page, et c’est moi qui suis à vif. Il me faut un divorce et pas mal d’années pour commencer à sourire de ce trajet. Je n’ai plus envie d’en pleurer. Je finis par éprouver une vraie tendresse pour ce type que j’ai été : falot, désemparé, mais tenace, presque héroïque dans sa naïveté. Pour vivre, je me mets à donner des cours de dessin et de peinture, après un ras-le-bol massif de la comédie du salariat en entreprise. Les pinceaux n’ont jamais vraiment quitté ma main, mais je ne les prends pas comme une affaire sérieuse. C’est pourtant eux qui me font manger. Après une vie de cadre, la chute de revenus est rude ; j’ai peu d’élèves, je ne pense pas à vendre mes tableaux, et le simple fait de transmettre me tient debout. Me rêver à nouveau “artiste”, avec tout le folklore autour, ne me dit rien. Je continue à peindre par plaisir, à tester des techniques, à passer du figuratif à l’abstrait sans plan. De temps en temps, un ami ou un parent m’achète une toile, et c’est très bien comme ça. Puis notre situation change. Ma nouvelle compagne perd une partie de son travail, les revenus chutent, le loyer devient trop lourd. À la mort de mon père, un héritage nous permet d’acheter une maison, mais loin de Lyon. Je perds mes élèves, je me lance dans les travaux, puis je recommence à zéro, encore une fois, avec de nouveaux cours. L’année suivante, c’est elle qui me pousse à exposer : « On ne peut plus entrer dans l’atelier, il faut bien que ça sorte quelque part. » Les toiles envahissent l’espace, les cours ne suffisent pas, vendre des tableaux devient une évidence. Là, je me cogne à une autre question : celle de la cohérence. Je n’ai peint que de l’hétéroclite, je passe d’un portrait à un paysage, d’une abstraction à un expressionnisme sommaire. Je vois bien que je n’arrive pas à me tenir longtemps à une seule idée, à un sujet. Mon seul fil, c’est la beauté, telle que je l’entends. En expo, on m’accepte quand même. Je compense la dispersion en travaillant les accrochages : harmonies de couleur, voisinages, dialogues entre les pièces. Ça semble suffire. Longtemps, je résiste à l’idée de série, de motif répété. Je n’aime pas les clichés, je trouve malhonnête de refaire “le même tableau” pour se créer une signature. Aujourd’hui, je vois mieux ce que cette position a de confortable et de bancal. Je continue à me dire que je ne suis pas vraiment un artiste, au sens des catalogues : je n’ai pas “une” idée forte à décliner sans relâche pour être immédiatement identifié. Des idées, j’en ai beaucoup ; leur force, je n’en sais rien. Ce que je vois, en revanche, c’est l’étroitesse du chemin que le marché met en avant : une thèse, un concept, une ligne claire à répéter. Pour y entrer, il faudrait que je lâche encore des choses auxquelles je tiens : la tranquillité, la joie de peindre comme un gosse, la liberté de suivre le hasard. Me voilà encore à un carrefour, entre le besoin de vivre de ce que je fais et le refus de me laisser réduire à une étiquette de plus.