tu es en train de dire que notre époque est saturée de ressentiment, que tu le vois en toi comme chez les autres, et que seules quelques expériences d’oubli de soi (amour réel, pas sentimental) permettent d’en sortir un peu.
Il me semble que Nietzsche avait vu assez juste en faisant du ressentiment une des grandes forces de l’avenir, et pas seulement de l’avenir d’ailleurs. On peut sortir les gros exemples historiques pour s’en convaincre, mais il suffit de regarder plus près : le ressentiment brouille la vue, fausse l’échelle des valeurs et pousse chacun à se croire lésé, plus digne, plus méritant que l’autre. Son moteur, c’est souvent une immodestie vexée, qui n’a pas obtenu ce qu’elle estimait dû. J’ai souvent éclaté de rire en lisant Dostoïevski, non pas parce que ses personnages sont joyeux, mais parce qu’il met à nu ce monologue intérieur qui tourne en boucle, ce commentaire permanent que nous partageons désormais presque tous. Quand des milliards d’individus ressassent en silence leurs manques, leurs humiliations, leurs regrets, il y aurait parfois de quoi rire plutôt que de pleurnicher, ne serait-ce que pour casser un peu la solennité de leurs “grands drames”. Je me vois dans ce tableau autant que les autres. La tentation est grande de faire du voisin, du collègue, du proche un monstre de médiocrité ou de malveillance, alors qu’il ne fait souvent que refléter nos propres travers. L’autre nous devient insupportable parce qu’il nous renvoie notre enfer personnel, nos petites jalousies, notre orgueil froissé. On se cogne alors dans un jeu de miroirs : de soi vers l’extérieur, de l’extérieur vers soi, jusqu’au vertige. Je ne crois pas qu’un concept nous “sauvera” de ça. Les rares fois où quelque chose se desserre, c’est quand, pour quelques minutes, on parvient à s’oublier un peu, à oublier aussi ce que l’on croit savoir de l’autre, pour le laisser exister sans lui coller notre scénario sur le dos. Ça n’a rien de spectaculaire, ça ne ressemble pas à une grande réconciliation mondiale. C’est juste une façon d’aimer, très simple, très quotidienne, qu’on oublie tout le temps. Tant qu’on préfère caresser nos monologues rancuniers, il est possible que la fin du monde prenne encore un certain temps.
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Nietzsche avait vu juste : le ressentiment est une énergie bon marché. Il brouille la vue, fausse l’échelle des valeurs, persuade chacun qu’il méritait mieux que ce qu’il a. En lisant Dostoïevski, je ris souvent de ce monologue intérieur qu’il montre chez ses personnages, parce que je reconnais le mien : regrets, humiliations, petites rancunes ruminées en silence. L’autre devient vite un enfer parce qu’il renvoie notre propre laideur, notre orgueil blessé. On se renvoie l’image, chacun persuadé d’avoir raison. Il n’y a pas de recette pour en sortir, seulement ces instants où l’on arrive à s’oublier un peu, à cesser de coller un rôle sur le dos de l’autre. Ça ne ressemble pas à une grande théorie, juste à une façon d’aimer sans commentaire. Tant qu’on préfère écouter nos voix rancunières, la fin du monde peut encore patienter.
illustration : le ressentiment de Dou-e