Maître-Jacques
Le local de la confrérie se situe tout au bout d’un réseau compliqué de galeries. Le sol est brillant comme ceux des parkings et les murs ont été creusés par des machines puissantes aux mâchoires de titane dans la chair sablonneuse du sous-sol parisien. Nul ne saurait dire en apercevant la pyramide de verre en surface l’immensité des structures qui se dissimulent sous les anciennes bâtisses érigées au XIIe siècle qui abriteront François 1er puis un peu plus tard le roi Soleil.
Sa forme d’origine s’appuie sur le carré et au milieu de celui-ci s’élevait la « grosse tour » qui devait servir à la fois à protéger et probablement plus tard à surveiller aussi bien l’extérieur que l’intérieur de la ville. Historiquement celle-ci évoque déjà la présence du futur ministère des finances car elle sert de « coffre-fort » royal et en même temps de prison. Ainsi un de ses plus célèbres prisonniers sera le Comte Ferrand, adversaire de Philippe Auguste qui restera emprisonné durant treize années après sa défaite à la bataille de Bouvines.
Puis Paris peu à peu progresse et les environs du Louvre, à l’origine une zone rurale, se peuplent de plus en plus. Un quartier dense s’établit qui fait perdre aux fortifications leur intérêt défensif. Les rois de France qui se doivent de visiter fréquemment Paris établissent peu à peu leur demeure dans le futur musée. Ainsi sous Saint Louis une grande salle à piliers est-elle établie dans les sous-sols du château qui existe toujours aujourd’hui.
C’est à son retour en France, après sa captivité en Espagne suite à la défaite de Pavie (1525) que François 1er décide de transformer le Louvre pour en faire sa résidence principale. L’ancienne construction médiévale sera remise au goût du jour et ce n’est qu’à la fin de son règne que le château sera entièrement reconstruit. Cependant ce ne sera que sous Henri II que les principales modifications seront effectuées.
C’est en piochant sur internet que j’ai glané les quelques informations au-dessus car évidemment au moment dans lequel je suis en train d’avancer vers le local technique des maîtres jacques du musée je ne connais que peu de choses de ce lieu ni même en ce qui concerne le job pour lequel j’ai été convoqué.
Un agent de sécurité taciturne marche à mes côtés activant des verrous électroniques avec son badge, nous suivons un itinéraire labyrinthique et soudain j’entends une voix puissante surgir au-delà d’un énième virage, puis une silhouette massive, un visage étrange fascinant, le regard bleu qui me happe tout entier, me soupèse en une fraction de seconde.
« Ah c’est toi le nouveau, bienvenue chez les maîtres jacques du palais mon jeune ami ! »
Nous nous serrons la main, l’agent de sécurité est remercié poliment et je pénètre dans le local, une pièce de quelques mètres carrés, un peu plus grande qu’une chambre à coucher, avec en son centre une grande table et des chaises, la cafetière posée sur une étagère dans un angle, des tasses, des miettes de pain ou de viennoiserie et au bout de tout cela se confondant dans la pénombre car l’éclairage est chiche, un noir massif qui me regarde tranquillement en portant sa tasse à ses lèvres et à côté de lui presque insignifiant une sorte de copie du personnage de Gollum dans le seigneur des anneaux.
« Tiens je te présente tes petits camarades, le grand black c’est Odjo et l’autre, zut j’ai oublié, mais non je déconne, c’est Cohen » et il éclate d’un grand rire et les deux autres rient aussi.
Ça commence bien, l’ambiance a l’air bonne je me dis.
Martial, c’est le nom que le chef se donne, ouvre alors une porte de vestiaire en fer et saisit une ventouse pour déboucher les éviers.
« Tiens voilà ton arme tu l’aimeras plus que ta mère, ta sœur, ta bite » en imitant le personnage d’un film de guerre américain.
Je reçois la ventouse qu’il vient de m’envoyer par-dessus la grande table, ouf elle ne m’échappe pas des mains, j’évite le ridicule.
« Allez viens petit Jacques que je te fasse visiter... »
Et c’est alors ce jour-là pour la première fois de ma vie et en étant payé que j’ai visité une grande partie du plus beau musée du monde.
Avec tout de même l’accent porté par Martial sur ce que les gens ne regardent guère : les toilettes des femmes, les toilettes des hommes et c’est en constatant l’état de celles-ci que j’ai compris vraiment ce que pouvait être le contraste, pilier élémentaire de toute vocation de peintre.
Pour continuer
Carnets | septembre
Le scribe
Lorsque j'arrivais dans les salles égyptiennes du Musée du Louvre dans lequel le hasard m'avait conduit la première fois, et que je tombais sur la statue du scribe, quelque chose en moi se brisa, nous ne faisions qu'un à travers les siècles. Je me rappelais d'un nom que je n'avais plus utilisé depuis longtemps, Thot. Ainsi donc j'étais à nouveau Thot et me découvrais là devant une représentation de moi-même qu'un vieil ami avait autrefois réalisée de ma personne. Je pouvais me souvenir du contact de la pierre dans ma paume caressant la sculpture, j'en retrouvais la granularité, et la douceur sans même avoir à m'en rapprocher à nouveau. C'était une chose très étrange de me retrouver soudain face à cet autre moi-même oublié, moi le jeune homme perdu dans la confusion de la jeunesse avec un objet étrange à la main. Une ventouse pour déboucher les toilettes dans le plus beau musée du monde. Ainsi je ne manquais certes pas d'humour, moi le seigneur du temps de m'être ainsi égaré dans les méandres de celui-ci pour me perdre au plus profond de ses abysses et revenir soudain avec comme nouveau bâton cet objet dérisoire. Une fois le choc passé, je me remis en marche pour me rendre à mon travail que je fis avec application. Tout me revenait par vagues successives et j'acceptais finalement cette nouvelle peau, ce nouveau cœur, ce nouveau transfert de conscience qui m'avait emporté non sans humour vers la fin des temps.|couper{180}
Carnets | septembre
l’axe de la confusion
Il est un territoire dans lequel je reviens régulièrement parce qu'il me lave en quelque sorte de toutes les tentatives d'ordonnancement, c'est celui de la confusion. Les tentatives de mise en ordre de ma vie sont légion. Cela peut aller de vouloir arrêter de fumer, d'arrêter de prendre du sucre dans mon café, d'arrêter de regarder la télévision, d'arrêter de me connecter aux réseaux sociaux. En général cela se manifeste par un trop-plein, un dégoût de ma propre image en train de réaliser toutes ces choses, et je tente de vouloir changer hélas en vain. Surgit ainsi une velléité et non vraiment une volonté d'arrêter un processus, une habitude afin de la remplacer par une autre et dont la récompense serait en quelque sorte compensatoire de la perte de la première. Arrêter de fumer me donnerait comme récompense de mieux respirer, d'être en meilleure santé, de pouvoir courir ou travailler plus longtemps sans que je ne ressente de fatigue. Arrêter de prendre du sucre dans mon café permettrait aussi de prendre soin de mon corps, de perdre du poids, et de retarder ainsi le vieillissement prématuré des milliards de cellules qui le composent. Et ainsi de suite. Ici un mot important est celui de récompense. Si je ne m'offre pas une récompense à la mesure de cette perte il y a de grandes chances pour que le processus échoue. Or les récompenses ne m'intéressent que moyennement par rapport aux béquilles psychologiques que m'offrent mes anciennes habitudes. Cela signifie peut-être que je ne pense pas assez à cette notion de récompense en profondeur. Celles-ci en tout cas ne sont pas suffisamment puissantes pour m'extraire de ce que j'appelle la fatalité. Alors soudain se dresse « l'à quoi bon » qui a le pouvoir de faire table rase de tous ces processus et de les faire avorter. Je me souviens que j'éprouvais déjà cela lorsque j'étais au collège et que le professeur de sport nous intimait l'ordre de courir autour d'un stade. Dans mon for intérieur je me hâtais de trouver cette action aussi ridicule que possible et cette conclusion alourdissait ma foulée jusqu'à la ralentir, et je finissais régulièrement en marchant bon dernier. C'est que le goût de l'effort ne m'apparaissait pas comme une chose bonne en soi, à contrario de mes camarades qui semblaient même en éprouver un vif plaisir, la course d'endurance pour moi s'arrêtait à la souffrance enclose dans un espace-temps ennuyeux. Je serais tout à fait d'accord d'évoquer la paresse si celle-ci pouvait à elle seule expliquer mes échecs répétés. Or dans ma vie j'ai découvert que je n'étais pas paresseux pour tout, au contraire j'ai déployé des efforts souvent surhumains de patience, de temps et de ruse pour effectuer des travaux qui ne servaient à rien. Ainsi ces nombreuses nuits à découvrir l'usage de la chambre noire, à développer et tirer des photographies en noir et blanc. Ainsi ces heures passées à dessiner et peindre sans jamais vouloir montrer mon travail à quiconque. Ainsi les pages et les pages noircies que je n'ai jamais voulu publier. Une réticence inouïe à ne pas vouloir goûter aux fruits de mon travail artistique notamment que je peux aussi constater dans mon alimentation, je ne mange pratiquement jamais de fruits non plus. J'ai cru pendant pas mal de temps que c'était parce qu'il fallait les éplucher, notamment les agrumes, mais c'est tellement ridicule que ce ne peut être suffisant. Je pense plus à un blocage d'enfant fréquentant les bancs du catéchisme, une sorte de trauma associé à la pomme et aux filles qui ne les offraient que contre d'impayables récompenses justement. Ainsi donc ma vie entière est une succession d'échecs en matière d'ordonnancement dans l'aspect social de celle-ci. J'ai enchaîné job sur job la plupart du temps alimentaire car je ne plaçais pas l'essentiel dans la notion de carrière, mon identité je la voulais ailleurs, essentiellement sur le plan créatif. Cette distance qui s'installe peu à peu avec le groupe, dans la déviance des objectifs qu'il impose surtout, contraires à mon intuition, car je ne peux parler de pensée véritablement, cet écart, ce pas de côté me coûta une énergie formidable et m'offrit en contrepartie une créativité étonnante. Je ne souhaitais blesser personne évidemment, et, à ménager la chèvre comme le chou c'est souvent sur moi que mon propre dépit tombait. Alors je me sens nul, coupable de tous les méfaits, pas à la hauteur, une anomalie ambulante. Patiemment je développe un complexe d'infériorité à la hauteur de ma supériorité inavouée. L'un nourrissant l'autre, et toujours d'une façon mal modérée bien sûr.|couper{180}
Carnets | septembre
Rencontre chamanique
C'est durant l'incendie de la forêt amazonienne que le hasard fit que nous nous rencontrâmes une fois encore. Cette fois j'avais emporté mon appareil photographique et nous nous mîmes au travail derechef. Le grand chaman je l'observe, penché sur son smartphone dans la pénombre de l'entrée, il vient de dérouler pour moi le grand rouleau long de 7 mètres de sa dernière œuvre traitant du drame. La zone frontale juste au-dessus du nez, proéminente, vue de l'angle où je me trouve, les cheveux ébouriffés lui confèrent un air de hibou sage. Il raconte ainsi sur papier Lokta, ce papier issu d'une écorce d'arbre népalais, la geste de ses symboles et signes préférés, la femme papillon incandescente, le chaman brûlant de colère, la main cramoisie, le poumon rempli de cendres, la végétation en flamme, les animaux éperdus. Enfin il se lève et part dans une pièce pour aller quérir un grand carton format raisin bourré de trésors que nous installons dans le salon à même le plancher juste devant la fenêtre. Il feuillette tranquillement, extirpant une à une les œuvres colorées qui représentent les figures emblématiques de son œuvre monumentale. Il calcule le nombre d'années passées à voix haute, évoque la régularité disciplinaire de son ouvrage, chaque matin depuis 30 ans, il s'est assis et s'est resserré progressivement sur quelques symboles seulement qu'il a déclinés à l'infini. Je photographie debout penché sur chaque œuvre qu'il fait défiler. Il ne lui faut guère de temps pour se repérer au bruit du déclencheur et nous adoptons de mieux en mieux un rythme de shoot. Chaque image entrevue l'espace d'un instant dans mon viseur me procure un shoot effectivement, un shoot d'adrénaline, et chose exceptionnelle, je peux ainsi assister à toute l'évolution du travail de cet homme qui s'est dévoué totalement à son art. Il m'indique les premières recherches sur la femme papillon, gracile mais déjà tellement tellurique, les premiers chamans qui n'avaient pas encore sur eux le costume qu'ils emprunteront plus tard aux samouraïs. Je suis émerveillé car j'assiste en direct et à rebours à la genèse de son œuvre. Nous ferons ce jour-là plus de 300 photographies et c'est éreintés que nous finirons par nous asseoir dans la cuisine devant un bol de thé et quelques gâteaux pour échanger quelques mots aimables. Sur la route du retour, empruntant les plus petites routes pour rejoindre mon atelier tranquillement, je mesurais le cadeau que le grand chaman m'avait offert ce jour-là. Sur la banquette passager je jetais de temps à autre un coup d'œil à l'appareil photo posé et je réfléchissais au contenu précieux de la carte mémoire logée à l'intérieur. « Et encore tu n'as rien vu » m'avait-il précisé lorsque je le quittais sur le seuil de sa demeure. Je me posais bien sûr la question du but, pourquoi proposer ainsi mes services pour photographier son œuvre ? pourquoi tout ce temps passé à venir le rencontrer ? Dans mon esprit il était le chaman qui avait plutôt bien tourné, qui avait su nourrir son esprit de la bonne manière et ce dernier avait produit du fruit grâce entre autres à une humilité formidable et à la redoutable ténacité de son détenteur. Quant à moi j'étais le chaman vagabond, butineur, éparpillé et je sentais confusément que le destin, la chance, l'avait placé sur mon chemin afin de m'apprendre encore quelques fameuses leçons. Le tout était de savoir si j'allais en tenir compte ou bien si, comme d'habitude, j'allais me débarrasser tranquillement de tout cela, gratuitement pour ainsi dire, à seule fin de satisfaire à ma curiosité et aussi apaiser une nouvelle fois mon appétit féroce de liberté.|couper{180}