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Itinéraires

Très tôt je ressens l'appel de la forêt, c'est plus fort que moi, comme une voix à l'intérieur qui ne cesse de me dire : vas-y, abandonne tout ce que tu es en train de faire, et rejoins les arbres. Je crois que je viens juste d'obtenir mon premier vélo quand les premières injonctions intérieures débutent. Je viens tout juste d'avoir sept ans, ma tête est en feu, le monde entier me semble être un cauchemar permanent, alors je décide de partir. La forêt de Tronçais est proche dans mon esprit mais il me faut beaucoup de temps et d'efforts néanmoins pour parvenir à la rejoindre. Il y a tout d'abord cette grande côte à grimper sur quelques kilomètres avant de prendre à gauche et rejoindre l'Aumance, à la hauteur d'Hérisson dont j'aperçois les ruines du château, ensuite ça file à peu près droit mais sur un ruban qui n'en finit pas de s'allonger encore et encore... Peu importe, le soleil traverse le tissu de ma chemise pour me chauffer le corps, je sens la caresse du vent sur ma joue et continue de pédaler, ivre de liberté, entre les champs de blé, de luzerne, de maïs, sur la petite départementale. Enfin je l'aperçois. Une grande masse sombre se découpe à l'horizon. La route au loin s'enfonce dans celle-ci. Je mets le cap vers le Rond du Trésor, et ce faisant je me répète l'histoire que me racontait mon grand-oncle. « Entre le premier coup et le dernier coup de l'horloge de Saint-Bonnet, le village voisin, tu peux venir voir car tout est vrai : le soir de Noël à minuit, la terre s'ouvre exactement ici et laisse alors entrevoir des quantités inouïes de trésors, si tu es rapide, tu peux vite t'engouffrer mais prends garde de ne pas rester enfermé, car la terre ne s'ouvrira à nouveau que l'année suivante. » Cette question me hantera, je crois, toute ma vie. Que faire alors ? Tenter le coup et se dépêcher de s'emparer des trésors de la terre ? Ou bien renoncer carrément en les contemplant de loin ? À presque soixante ans, je dois avouer que je n'ai toujours pas résolu cette question. IllustrationChêne de la forêt de Tronçais Photographie Philippe Morize|couper{180}

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La jauge

Mon grand-père le faisait déjà, il continuait à conduire des bornes et des bornes après que le témoin de la jauge d'essence s'est allumé. J'ai évidemment fait mien cet héritage, ce peu, ce presque rien à hériter m'étant devenu, j'imagine, d'autant plus précieux au fur et à mesure des années que j'ai été spolié de tout le reste. Non pas que j'en conserve une rancune particulière désormais. Non, j'ai tout pardonné bien sûr, sinon il m'aurait été proprement impossible de vivre. La rage et la haine ne durent qu'un temps pour apprendre à se construire différemment, il faut cependant éviter de les conserver comme des alliés persistants, car nul doute que ceux-ci auraient tôt fait de nous dévorer les entrailles. J'allais m'engager sur la route de Vanosc lorsque j'en ai eu marre tout à coup de jouer avec le feu. J'ai fait signe aux quatre véhicules qui me suivaient de me dépasser en indiquant sommairement la destination vers laquelle nous nous dirigions, et puis j'ai rebroussé chemin vers la nationale, je me suis engagé dans la direction de Saint-Agrève, autrement dit vers l'inconnu, dans la quête d'une station d'essence. La route s'enfonçant entre les flancs des collines ardéchoises ne présageait rien qui vaille, nulle maison, nul village, pendant quelques kilomètres je me demandais à la fois jusqu'où il allait falloir rouler en même temps que je faisais un point rapide sur les conséquences désagréables de la sale manie qui m'avait été transmise. Tomber en panne serait tellement ridicule, plusieurs fois j'avais imaginé m'arrêter à une station, elles étaient nombreuses dans Annonay tout à l'heure, mais à l'idée d'interrompre le convoi tout entier, j'avais éludé. Entre deux situations ridicules, c'est souvent la pire qu'il s'agit de choisir évidemment. Un bref instant, j'aperçois la silhouette falote de ce petit gamin sur le dos duquel les parents ont placardé leur dépit dans le mot « cancre » et qui devait se rendre au village le samedi pour aller quérir le pain et le journal. C'est derrière un nouveau virage que soudain j'aperçus la station, au début j'ai cru qu'elle était abandonnée, tout paraissait si désuet, à l'abandon, pas même d'enseigne lumineuse indiquant les tarifs des carburants. J'allais presque la dépasser avec dépit lorsque j'ai aperçu la porte du bureau entrouverte. Coup de frein, marche arrière, et me voilà devant une charmante petite dame qui me demande pour combien je veux de 95. Le destin une fois de plus aura donc été clément et m'aura pardonné cette nouvelle provocation, quasiment automatique. Il faudra tout de même que je creuse un peu plus un jour d'où me vient cette sensation d'avoir toujours plus ou moins peur d'être ridicule.|couper{180}

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L’invitation merveilleuse

Au volant de la Twingo de mon épouse, je roule lentement sur la route étroite menant vers les hauteurs d'une des mille et une collines de la Drôme. Le cap est tracé par la présence, au loin, des gigantesques éoliennes dont la blancheur se découpe sur fond de ciel bleu profond. Enfin j'arrive à Saint-Martin-des-Rosiers et actionne le clignotant pour indiquer que je vais tourner à gauche. À l'angle, les bâtiments de l'école sont déserts ce samedi. Alors je tente de me remémorer les quelques souvenirs de mes interventions ici en tant que prof d'arts plastiques, mais je comprends que c'est surtout pour calmer l'excitation que j'éprouve à chaque tour de roue supplémentaire. Aujourd'hui, samedi, je suis invité à déjeuner par des personnes formidables, Michel et Marie, et je me mets des claques, je me pince, afin de chasser loin de moi les quelques miasmes de dépression chronique dont j'aime être la victime chaque automne. Étrangement, toutes les applications de mon smartphone sont en panne, Maps ne donne plus signe de vie. Je dois donc faire confiance à mon instinct pour trouver la maison que je cherche. L'entrée du village de Fay-le-Clos est un champ de bataille organisé par la voirie du coin. Coup de chance, quelques centaines de mètres après avoir emprunté au hasard la route de droite, j'aperçois une pancarte qui m'indique l'atelier « MCA ART ». Me voici en train de me garer devant une vieille bâtisse avec dépendances, deux grands arbres majestueux l'ombragent sur la face avant et je reste un instant pour regarder en contrebas la vallée qui s'étend. Ici pas d'usine, rien que des champs. Au sommet de la colline derrière la maison, je peux encore apercevoir les immenses pales tourner silencieusement. D'autres véhicules sont déjà là, je regarde mon portable, il n'est pas loin d'être 13 h, je dois être bon dernier à l'aune de mes pensées dépressives que je tente de balayer encore en poussant le portail et en levant la main tout en criant « coucou ». Michel, bien que toujours calme, a l'air content de me voir et je souffle un peu, et puis tout de suite Marie qui vient à ma rencontre et qui m'apprend avec émotion en m'embrassant combien elle est contente et soulagée que je sois venu. Bon, alors je peux vraiment respirer un bon coup et en finir avec mes angoisses dépressives, je me dis : ouf, je vais passer un bon moment, allez. Je lui tends les gâteaux et le cadeau que j'ai préparés pour mon grand ami Chaman qui est là lui aussi et dont nous devons célébrer l'anniversaire. Enfin, ça y est, je les aperçois tous, les invités, déjà attablés, portant les verres à leurs lèvres. Pendant que Marie disparaît dans la pénombre de la cuisine, je marche vers la grande table, embrasse des visages connus, serre des mains et m'installe. Bon sang, ça faisait tellement longtemps que je n'avais pas été invité que je me féliciterais presque de ma prise de décision de ce matin, de m'être encouragé et de cette attention à ne pas me laisser submerger par mes émotions contradictoires de ces derniers jours. Après quelques gorgées d'un délicieux vin de sureau concocté par la maîtresse des lieux, je parviens enfin à me détendre. Le soleil est chaud et achève d'apaiser toutes mes angoisses qui peu à peu se dissipent en écoutant le chant global des multiples sujets de conversation. Je retrouve un peu de ces anciens moments perdus dans le temps que je n'aimais pas cependant, enfant. Ils me reviennent soudain transformés de manière inédite, peut-être par la nostalgie, et cela évoque tout à coup un vrai repas de famille. Nous abordons le temps comme une plage longue et sablonneuse propice à la rêverie, le luxe du temps avant de repartir vers Vanosc dans l'Ardèche voisine en fin d'après-midi pour participer au finissage d'une exposition à laquelle deux seulement d'entre nous, Marie et moi, participent. Le grand chaman ne dit presque rien, il est heureux, cela se voit, de temps en temps je jette un coup d'œil vers lui et il me tire discrètement la langue en souriant. Le grand chien blanc de la maison s'approche de moi et vient poser sa tête sur ma jambe dans un mouvement d'abandon qui m'émeut presque aux larmes soudain. En lui caressant le museau et le crâne, je repense à toutes les amitiés que j'ai laissées filer un bref instant, moi le paria perpétuel, le déchiré de toujours, et ce moment familial m'étrille en profondeur. Puis je me reprends vite en lui parlant : « Hum, tu es attiré par la bouffe, toi ? » Sans doute aussi, pour me ressaisir, je me lève tout à coup en constatant l'incompétence marquée en matière de découpe de volaille de mon voisin d'en face. Moi, petit-fils de volailler, je ne peux pas accepter qu'on maltraite ainsi une bestiole. Mais non, pas besoin de découper les os avec une cisaille, les cartilages existent ! Il suffit de les retrouver ! Et de m'emparer du grand couteau puis de tenter de découper chirurgicalement, et surtout sans perdre mon honneur, le poulet en de jolis morceaux bien présentés. Encore une chose de bien, c'est le fait d'y arriver, me dis-je en aparté. En fait, je ne sais plus vraiment de quoi nous avons parlé tout le long du repas. Ce n'est pas cela l'important dans le fond. L'important, c'est cette bouffée de chaleur humaine que j'ai pu accueillir à cœur ouvert, courageusement, sans me réfugier dans le jugement ou la pitrerie. Il est possible en fait que tout ce que l'on raconte sur la vallée en dessous soit vrai, que tous les gens qui vivent là sont un peu magnétiseurs, voyants, connaissent le langage des animaux et savent guérir autrement qu'avec des pilules. De temps en temps j'aperçois un chat qui traverse l'espace du jardin, puis deux, chacun cherchant un lieu ensoleillé pour s'allonger et jouir de la caresse chaude de ces premiers jours d'automne. Je suis si bien d'un coup que lorsque j'entends Marie dire : « Personne ne veut plus de whisky ? », mon sang ne fait qu'un tour et je lui tends mon verre. La chaleur de l'alcool que je sens pénétrer dans mon gosier me fait l'effet d'un shoot pour un drogué en manque depuis longtemps. Soudain, nous nous apercevons au fil de la discussion, Grégory mon voisin de gauche, Marie et moi, que nous avons tous été des gamins maltraités. Cela me fiche un coup qu'on en fasse le constat à cet instant précis où j'étais en train justement de ruminer toutes ces choses de façon solitaire. Un silence tout à coup, quelque chose de suspendu, et puis quelqu'un dit : « Bonjour, mossieur Olive Taponade ! » Tous nous nous engouffrons dans un fou rire salvateur, le temps reprend son cours, nous nous éloignons du nœud brûlant des souffrances. Mon attention se porte sur Michel, le calme Michel dont les cheveux repoussent et qui me dit que cela va de mieux en mieux depuis qu'il a arrêté un traitement. Grégory aussi a eu un épisode terrible il y a de cela cinq ans et c'est grâce au même traitement dont il aura été le cobaye à l'époque qu'il a survécu. Difficile de leur emboîter le pas dans cette conversation que je laisse se déployer en conservant le silence. Ils se connaissent depuis longtemps, Michel et Marie, ils semblent avoir bourlingué beaucoup, essuyé tempêtes et naufrages, j'entends parler de la Nouvelle-Calédonie, et d'autres lieux encore au bout du monde. Il me semble surprendre à un moment un passage à l'académie navale. Je ne pose pas de question, j'écoute. Michel s'exprime avec clarté et précision, une maîtrise qui m'en dit long sur les barrières à franchir pour conquérir son amitié. Marie est chaleureuse, bienveillante, elle ne craint rien, sa confiance en l'autre semble avoir dépassé le besoin de tout retour, de toute compensation. Je découvre des gens merveilleux au fur et à mesure que le repas s'étend, ce merveilleux, je le soupçonnais déjà un peu mais je me méfiais encore tout à l'heure qu'il ne fût encore l'une de mes inventions habituelles pour embellir la tristesse des jours. Mais non, cette fois pas besoin d'inventer, les gens ils sont réels comme j'aime la réalité, cette réalité qui se loge dans la profondeur du monde et qui ne surgit que trop rarement pour reprendre son souffle. Le grand chaman est resté silencieux pendant presque tout le repas. Il écoutait l'ensemble et aussi certainement bien plus encore. Poliment, comme seul lui sait le faire, avec cette extrême pudeur qui fait pendant à son orgueil presque enfantin parfois, il a déclaré qu'il était touché par cette célébration comme jamais il ne l'avait été. Peut-être que finalement lui aussi a passé une enfance difficile, me suis-je dit, mais nous n'en savons rien, il s'est tu en savourant le verre de champagne qu'il tenait puis il nous a encore une fois tiré la langue et j'ai su que tout était parfait, exactement comme il le fallait.|couper{180}

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Maître-Jacques

Le local de la confrérie se situe tout au bout d'un réseau compliqué de galeries. Le sol est brillant comme ceux des parkings et les murs ont été creusés par des machines puissantes aux mâchoires de titane dans la chair sablonneuse du sous-sol parisien. Nul ne saurait dire en apercevant la pyramide de verre en surface l'immensité des structures qui se dissimulent sous les anciennes bâtisses érigées au XIIe siècle qui abriteront François 1er puis un peu plus tard le roi Soleil. Sa forme d'origine s'appuie sur le carré et au milieu de celui-ci s'élevait la « grosse tour » qui devait servir à la fois à protéger et probablement plus tard à surveiller aussi bien l'extérieur que l'intérieur de la ville. Historiquement celle-ci évoque déjà la présence du futur ministère des finances car elle sert de « coffre-fort » royal et en même temps de prison. Ainsi un de ses plus célèbres prisonniers sera le Comte Ferrand, adversaire de Philippe Auguste qui restera emprisonné durant treize années après sa défaite à la bataille de Bouvines. Puis Paris peu à peu progresse et les environs du Louvre, à l'origine une zone rurale, se peuplent de plus en plus. Un quartier dense s'établit qui fait perdre aux fortifications leur intérêt défensif. Les rois de France qui se doivent de visiter fréquemment Paris établissent peu à peu leur demeure dans le futur musée. Ainsi sous Saint Louis une grande salle à piliers est-elle établie dans les sous-sols du château qui existe toujours aujourd'hui. C'est à son retour en France, après sa captivité en Espagne suite à la défaite de Pavie (1525) que François 1er décide de transformer le Louvre pour en faire sa résidence principale. L'ancienne construction médiévale sera remise au goût du jour et ce n'est qu'à la fin de son règne que le château sera entièrement reconstruit. Cependant ce ne sera que sous Henri II que les principales modifications seront effectuées. C'est en piochant sur internet que j'ai glané les quelques informations au-dessus car évidemment au moment dans lequel je suis en train d'avancer vers le local technique des maîtres jacques du musée je ne connais que peu de choses de ce lieu ni même en ce qui concerne le job pour lequel j'ai été convoqué. Un agent de sécurité taciturne marche à mes côtés activant des verrous électroniques avec son badge, nous suivons un itinéraire labyrinthique et soudain j'entends une voix puissante surgir au-delà d'un énième virage, puis une silhouette massive, un visage étrange fascinant, le regard bleu qui me happe tout entier, me soupèse en une fraction de seconde. « Ah c'est toi le nouveau, bienvenue chez les maîtres jacques du palais mon jeune ami ! » Nous nous serrons la main, l'agent de sécurité est remercié poliment et je pénètre dans le local, une pièce de quelques mètres carrés, un peu plus grande qu'une chambre à coucher, avec en son centre une grande table et des chaises, la cafetière posée sur une étagère dans un angle, des tasses, des miettes de pain ou de viennoiserie et au bout de tout cela se confondant dans la pénombre car l'éclairage est chiche, un noir massif qui me regarde tranquillement en portant sa tasse à ses lèvres et à côté de lui presque insignifiant une sorte de copie du personnage de Gollum dans le seigneur des anneaux. « Tiens je te présente tes petits camarades, le grand black c'est Odjo et l'autre, zut j'ai oublié, mais non je déconne, c'est Cohen » et il éclate d'un grand rire et les deux autres rient aussi. Ça commence bien, l'ambiance a l'air bonne je me dis. Martial, c'est le nom que le chef se donne, ouvre alors une porte de vestiaire en fer et saisit une ventouse pour déboucher les éviers. « Tiens voilà ton arme tu l'aimeras plus que ta mère, ta sœur, ta bite » en imitant le personnage d'un film de guerre américain. Je reçois la ventouse qu'il vient de m'envoyer par-dessus la grande table, ouf elle ne m'échappe pas des mains, j'évite le ridicule. « Allez viens petit Jacques que je te fasse visiter... » Et c'est alors ce jour-là pour la première fois de ma vie et en étant payé que j'ai visité une grande partie du plus beau musée du monde. Avec tout de même l'accent porté par Martial sur ce que les gens ne regardent guère : les toilettes des femmes, les toilettes des hommes et c'est en constatant l'état de celles-ci que j'ai compris vraiment ce que pouvait être le contraste, pilier élémentaire de toute vocation de peintre.|couper{180}

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Le scribe

Lorsque j'arrivais dans les salles égyptiennes du Musée du Louvre dans lequel le hasard m'avait conduit la première fois, et que je tombais sur la statue du scribe, quelque chose en moi se brisa, nous ne faisions qu'un à travers les siècles. Je me rappelais d'un nom que je n'avais plus utilisé depuis longtemps, Thot. Ainsi donc j'étais à nouveau Thot et me découvrais là devant une représentation de moi-même qu'un vieil ami avait autrefois réalisée de ma personne. Je pouvais me souvenir du contact de la pierre dans ma paume caressant la sculpture, j'en retrouvais la granularité, et la douceur sans même avoir à m'en rapprocher à nouveau. C'était une chose très étrange de me retrouver soudain face à cet autre moi-même oublié, moi le jeune homme perdu dans la confusion de la jeunesse avec un objet étrange à la main. Une ventouse pour déboucher les toilettes dans le plus beau musée du monde. Ainsi je ne manquais certes pas d'humour, moi le seigneur du temps de m'être ainsi égaré dans les méandres de celui-ci pour me perdre au plus profond de ses abysses et revenir soudain avec comme nouveau bâton cet objet dérisoire. Une fois le choc passé, je me remis en marche pour me rendre à mon travail que je fis avec application. Tout me revenait par vagues successives et j'acceptais finalement cette nouvelle peau, ce nouveau cœur, ce nouveau transfert de conscience qui m'avait emporté non sans humour vers la fin des temps.|couper{180}

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l’axe de la confusion

Il est un territoire dans lequel je reviens régulièrement parce qu'il me lave en quelque sorte de toutes les tentatives d'ordonnancement, c'est celui de la confusion. Les tentatives de mise en ordre de ma vie sont légion. Cela peut aller de vouloir arrêter de fumer, d'arrêter de prendre du sucre dans mon café, d'arrêter de regarder la télévision, d'arrêter de me connecter aux réseaux sociaux. En général cela se manifeste par un trop-plein, un dégoût de ma propre image en train de réaliser toutes ces choses, et je tente de vouloir changer hélas en vain. Surgit ainsi une velléité et non vraiment une volonté d'arrêter un processus, une habitude afin de la remplacer par une autre et dont la récompense serait en quelque sorte compensatoire de la perte de la première. Arrêter de fumer me donnerait comme récompense de mieux respirer, d'être en meilleure santé, de pouvoir courir ou travailler plus longtemps sans que je ne ressente de fatigue. Arrêter de prendre du sucre dans mon café permettrait aussi de prendre soin de mon corps, de perdre du poids, et de retarder ainsi le vieillissement prématuré des milliards de cellules qui le composent. Et ainsi de suite. Ici un mot important est celui de récompense. Si je ne m'offre pas une récompense à la mesure de cette perte il y a de grandes chances pour que le processus échoue. Or les récompenses ne m'intéressent que moyennement par rapport aux béquilles psychologiques que m'offrent mes anciennes habitudes. Cela signifie peut-être que je ne pense pas assez à cette notion de récompense en profondeur. Celles-ci en tout cas ne sont pas suffisamment puissantes pour m'extraire de ce que j'appelle la fatalité. Alors soudain se dresse « l'à quoi bon » qui a le pouvoir de faire table rase de tous ces processus et de les faire avorter. Je me souviens que j'éprouvais déjà cela lorsque j'étais au collège et que le professeur de sport nous intimait l'ordre de courir autour d'un stade. Dans mon for intérieur je me hâtais de trouver cette action aussi ridicule que possible et cette conclusion alourdissait ma foulée jusqu'à la ralentir, et je finissais régulièrement en marchant bon dernier. C'est que le goût de l'effort ne m'apparaissait pas comme une chose bonne en soi, à contrario de mes camarades qui semblaient même en éprouver un vif plaisir, la course d'endurance pour moi s'arrêtait à la souffrance enclose dans un espace-temps ennuyeux. Je serais tout à fait d'accord d'évoquer la paresse si celle-ci pouvait à elle seule expliquer mes échecs répétés. Or dans ma vie j'ai découvert que je n'étais pas paresseux pour tout, au contraire j'ai déployé des efforts souvent surhumains de patience, de temps et de ruse pour effectuer des travaux qui ne servaient à rien. Ainsi ces nombreuses nuits à découvrir l'usage de la chambre noire, à développer et tirer des photographies en noir et blanc. Ainsi ces heures passées à dessiner et peindre sans jamais vouloir montrer mon travail à quiconque. Ainsi les pages et les pages noircies que je n'ai jamais voulu publier. Une réticence inouïe à ne pas vouloir goûter aux fruits de mon travail artistique notamment que je peux aussi constater dans mon alimentation, je ne mange pratiquement jamais de fruits non plus. J'ai cru pendant pas mal de temps que c'était parce qu'il fallait les éplucher, notamment les agrumes, mais c'est tellement ridicule que ce ne peut être suffisant. Je pense plus à un blocage d'enfant fréquentant les bancs du catéchisme, une sorte de trauma associé à la pomme et aux filles qui ne les offraient que contre d'impayables récompenses justement. Ainsi donc ma vie entière est une succession d'échecs en matière d'ordonnancement dans l'aspect social de celle-ci. J'ai enchaîné job sur job la plupart du temps alimentaire car je ne plaçais pas l'essentiel dans la notion de carrière, mon identité je la voulais ailleurs, essentiellement sur le plan créatif. Cette distance qui s'installe peu à peu avec le groupe, dans la déviance des objectifs qu'il impose surtout, contraires à mon intuition, car je ne peux parler de pensée véritablement, cet écart, ce pas de côté me coûta une énergie formidable et m'offrit en contrepartie une créativité étonnante. Je ne souhaitais blesser personne évidemment, et, à ménager la chèvre comme le chou c'est souvent sur moi que mon propre dépit tombait. Alors je me sens nul, coupable de tous les méfaits, pas à la hauteur, une anomalie ambulante. Patiemment je développe un complexe d'infériorité à la hauteur de ma supériorité inavouée. L'un nourrissant l'autre, et toujours d'une façon mal modérée bien sûr.|couper{180}

ce qu’on ignore vouloir

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Rencontre chamanique

C'est durant l'incendie de la forêt amazonienne que le hasard fit que nous nous rencontrâmes une fois encore. Cette fois j'avais emporté mon appareil photographique et nous nous mîmes au travail derechef. Le grand chaman je l'observe, penché sur son smartphone dans la pénombre de l'entrée, il vient de dérouler pour moi le grand rouleau long de 7 mètres de sa dernière œuvre traitant du drame. La zone frontale juste au-dessus du nez, proéminente, vue de l'angle où je me trouve, les cheveux ébouriffés lui confèrent un air de hibou sage. Il raconte ainsi sur papier Lokta, ce papier issu d'une écorce d'arbre népalais, la geste de ses symboles et signes préférés, la femme papillon incandescente, le chaman brûlant de colère, la main cramoisie, le poumon rempli de cendres, la végétation en flamme, les animaux éperdus. Enfin il se lève et part dans une pièce pour aller quérir un grand carton format raisin bourré de trésors que nous installons dans le salon à même le plancher juste devant la fenêtre. Il feuillette tranquillement, extirpant une à une les œuvres colorées qui représentent les figures emblématiques de son œuvre monumentale. Il calcule le nombre d'années passées à voix haute, évoque la régularité disciplinaire de son ouvrage, chaque matin depuis 30 ans, il s'est assis et s'est resserré progressivement sur quelques symboles seulement qu'il a déclinés à l'infini. Je photographie debout penché sur chaque œuvre qu'il fait défiler. Il ne lui faut guère de temps pour se repérer au bruit du déclencheur et nous adoptons de mieux en mieux un rythme de shoot. Chaque image entrevue l'espace d'un instant dans mon viseur me procure un shoot effectivement, un shoot d'adrénaline, et chose exceptionnelle, je peux ainsi assister à toute l'évolution du travail de cet homme qui s'est dévoué totalement à son art. Il m'indique les premières recherches sur la femme papillon, gracile mais déjà tellement tellurique, les premiers chamans qui n'avaient pas encore sur eux le costume qu'ils emprunteront plus tard aux samouraïs. Je suis émerveillé car j'assiste en direct et à rebours à la genèse de son œuvre. Nous ferons ce jour-là plus de 300 photographies et c'est éreintés que nous finirons par nous asseoir dans la cuisine devant un bol de thé et quelques gâteaux pour échanger quelques mots aimables. Sur la route du retour, empruntant les plus petites routes pour rejoindre mon atelier tranquillement, je mesurais le cadeau que le grand chaman m'avait offert ce jour-là. Sur la banquette passager je jetais de temps à autre un coup d'œil à l'appareil photo posé et je réfléchissais au contenu précieux de la carte mémoire logée à l'intérieur. « Et encore tu n'as rien vu » m'avait-il précisé lorsque je le quittais sur le seuil de sa demeure. Je me posais bien sûr la question du but, pourquoi proposer ainsi mes services pour photographier son œuvre ? pourquoi tout ce temps passé à venir le rencontrer ? Dans mon esprit il était le chaman qui avait plutôt bien tourné, qui avait su nourrir son esprit de la bonne manière et ce dernier avait produit du fruit grâce entre autres à une humilité formidable et à la redoutable ténacité de son détenteur. Quant à moi j'étais le chaman vagabond, butineur, éparpillé et je sentais confusément que le destin, la chance, l'avait placé sur mon chemin afin de m'apprendre encore quelques fameuses leçons. Le tout était de savoir si j'allais en tenir compte ou bien si, comme d'habitude, j'allais me débarrasser tranquillement de tout cela, gratuitement pour ainsi dire, à seule fin de satisfaire à ma curiosité et aussi apaiser une nouvelle fois mon appétit féroce de liberté.|couper{180}

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un jour

Fatigué de faire moine un jour je me fais clown, et dans une glissade auguste, je dévale la grande pente. Arrivé là sur le plancher des vaches voici que j'ai gauchement droit à toutes les vacheries, les maigres ne sont pas les moindres. Mais garde à vous nom de Dieu, une fleur entre les dents ramassée par hasard je serre avec application les mâchoires, c'est-à-dire pas trop comme une chatte emmène son petit ça fait tellement bien rire, c'est comme un attentat Explosés les gens se fatiguent comme la viande de boucherie et en gros tout ça finit dans un sourire. C'est tout de suite après que je me suis décidé à faire le peintre pour restituer tout ça dans de jolies couleurs. Peut-être qu'un jour je ne dirai plus rien je ne ferai plus rien. Je me tairai enfin.|couper{180}

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Sensualité

C'est un mot féminin, que le masculin tient à distance vis-à-vis de lui-même et qui la plupart du temps s'auréole d'un trouble quand il la détecte lui appartenant, après en avoir joui confusément. Personne ne nous apprend la sensualité autrement que par le non-dit, par la sensualité subie, vécue. Aucune conversation véritable sur le sujet comme si celle-ci faisait partie de la collection de tabous de laquelle nous devons en tant que mâles nous tenir éloignés. La sensualité appartient à la femme la plupart du temps et se transmute en « paires de nichons », en « cul magnifique », en « bouche à tailler des pipes » chez l'homme qui désire l'évoquer comme la fuir tout en même temps. La grossièreté est le timbre maladroitement collé sur l'enveloppe que nous adressons à notre propre sensualité, en désirant la salir aux frontières de la vulgarité pour ne pas vouloir être envahi par celle-ci. Et pourtant dans son nom même s'inscrit le sens. Un sens magistral qui produit l'idée que tout élan, tout mouvement s'élance plus ou moins consciemment vers l'autre, qu'il soit à l'extérieur comme à l'intérieur de nous. Par le regard, l'ouïe, le goût, l'odeur, le toucher, l'autre, le monde entier se distingue par cette attention sensuelle qu'on lui porte, ou pas. N'est-ce pas la seule réalité tangible à laquelle nous ayons véritablement, homme ou femme, accès ? S'exprimer sur la sensualité fait rapidement référence à l'érotisme également, une certaine préciosité de la part de l'homme à évoquer le corps féminin m'a toujours frappé de stupeur, comme s'il s'agissait d'un objet sacré. Sacraliser le corps de la femme ne le tient-il pas à nouveau encore éloigné de ce qu'il est vraiment ontologiquement ? Ainsi la sensualité se tiendrait-elle dans un entre-deux, entre grossièreté-vulgarité et sacralisation-sublimation, ces deux extrémités n'étant que fuites, évocations de la présence d'une absence. Je me souviens d'un ami, poète pourtant et qui lorsqu'il évoquait la relation que l'homme entretient généralement avec la femme, avait déclaré : « Imagine, tu es avec la plus belle femme du monde et le matin tu vis avec elle dans un petit appartement, les toilettes sont contiguës au salon, fine cloison au-delà de laquelle vous tenez de part et d'autre et tu l'entends péter et chier... » C'est exactement de cela dont il parlait : de cet écart que nous inventons sans cesse entre le sublime et l'effroi, et qui nous sert sans doute d'instrument maladroit de pesée pour tenter de comprendre ce que nous avons oublié, le seul vrai sens du monde. Illustration Le Soleil Désir Thierry Lambert 2010|couper{180}

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Le collectionneur

Tu te crois solide, en pleine maturité, tu bombes presque le torse et puis un « je ne sais quoi ou un presque rien » dans l'air de ce matin de septembre, une légère odeur de feuilles mortes, de décomposition, d'humus, associée à un rafraîchissement soudain et te voici vacillant, colosse aux pieds d'argile. Il s'en faudrait de peu pour que tu t'étales de tout ton long sur le carrelage de la petite cour, foudroyé par l'évidence. « On se croit flamme on n'est que mèche » dit le grand Jacques dans une de ses magnifiques chansons et c'est tellement vrai ! Quand on découvre d'un coup à l'occasion d'une rencontre combien l'autre nous distance, combien l'autre n'a pas fait les mêmes choix, les mêmes erreurs et même si je n'aime pas me comparer, même si j'enseigne à mes élèves de ne surtout pas emprunter cette voie de la comparaison, mortelle pour tout dynamisme créatif, force encore une fois d'avouer : les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Que s'est-il donc passé sinon une rencontre que j'eus soudainement, sans savoir ni pourquoi, ni comment, décidée, déterminée ? en la timbrant avant de m'expédier dans celle-ci d'une taxe de fantastique, d'inouï, d'extraordinaire ? Et n'est-ce pas à proportion des découvertes morbides de ces derniers jours quant à mes certitudes et mes doutes vis-à-vis de ma peinture que je trouve désormais fade et qui me répugne comme jamais, et aussi ne suis-je pas coutumier des grandes dépressions automnales ? Un écrivain poète peintre chaman que je rencontre par hasard lors d'un vernissage et qui me tape dans l'œil. Je déteste les vernissages et m'y rends le moins possible, ce brouhaha constitué de mille riens, cet ennui perpétuel que j'y retrouve systématiquement me rappelant de sombres périodes de ma vie — toute bribe si petite soit-elle de l'ennui me rappelle l'ennui magistral, cette ancienne vision figée de moi quant au monde — qui sans doute subsiste dans les profondeurs encore et encore. Alors ainsi retrouver l'ennui ne serait-ce pas aussi la cause de cette création imaginaire subite ? Mais peu importent les voies qu'emprunte le hasard, le fait est je me suis mis en tête d'aller à sa rencontre, de m'en faire un ami si possible, encore qu'en amitié je sois toujours d'une inconstance crasse. Ai-je besoin d'ajouter que je ne suis pas non plus à un paradoxe près... En rentrant chez moi ce soir-là, une des premières choses que je fais est d'aller sur Facebook pour regarder son profil puisque nous avions échangé des demandes d'amitiés l'un et l'autre. C'est alors que je reçois la première grande secousse, en voyant ses peintures tellement colorées, tellement intemporelles, et tout de suite de m'y engouffrer tout entier. En fait à bien y regarder ce qui m'attire est un secret de peintre dont j'ignorais jusque-là l'existence voire même la possibilité d'exister et nul doute que de ce secret je veuille alors m'en approcher, peut-être le faire mien tout simplement. Les bonnes intentions ne l'oublions pas pavent l'enfer. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Fasciné par les magnifiques peintures que j'avais vues sur son profil Facebook, et qui avaient exercé une attraction si puissante, que je m'étais mis en tête d'en extraire la substantifique moelle, je me suis mis à dessiner tout à coup non pas en le copiant, mais pour m'accaparer son langage, ses mots, son esprit, son âme, ce qui est encore pire que de copier servilement je l'admets. Quel impact ces peintures exercent-elles sur moi ? quelle zone profonde de mon être ébranlent-elles ? Ce ne sont pas tant les œuvres elles-mêmes que je brigue, pas les manifestations matérielles, mais la force, la puissance, l'âme du peintre en quelque sorte. En fait c'est la toute première fois dans ma vie de peintre. Même si autrefois étudiant j'ai beaucoup copié les grands maîtres, jamais je n'ai voulu m'emparer de leur esprit avec autant de ferveur, cette puissance inédite que j'éprouve, de quoi la rapprocher sinon d'une sensation qui serait celle du vrai « collectionneur ». Une sensation tellement rare qu'elle se déploie désormais comme un shoot de façon anarchique et morbide dans tout l'assemblage de mes cellules, comme si j'avais ouvert une porte secrète au fond de moi et que la puissance formidable qui se trouve depuis longtemps derrière celle-ci soudain s'ébatte, s'enivrant de la liberté neuve, envahisse tout de l'être que je croyais être jusque-là. J'ai donc dessiné dessiné dessiné encore pendant des heures, changeant l'ordre des priorités de mon emploi du temps pour que dessiner soit en tête des activités urgentes à réaliser. Je dessine des dizaines d'esquisses dans la hâte de vouloir saisir quelque chose, emprunter la ligne, la forme, les jeux de couleurs du peintre chaman poète. Revenir à ces formes simples et souples me procure un plaisir sensuel. Laisser les doigts s'approprier comme jamais le contact avec le corps du crayon, transformant celui-ci en extension, en périphérique servile du cœur. Car c'est par le cœur que tout cela transite, je me suis installé dans ce postulat naturellement, sans même y réfléchir. Et c'est exactement comme cela que je m'évade le temps de cette séance de dessin de ma peau d'homme mûr, adulte et responsable pour revenir petit à petit vers l'enfance de l'art si je puis dire, cette enfance qui ne se soucie de rien sauf d'être à la tâche le temps de son accomplissement. Une fois la séance de dessin terminée le résultat me regarde. Quelque chose se produit toujours lorsque je mets ce que je fais à distance, quelques mètres un peu plus loin sur le chevalet de l'atelier. Une drôle de sensation presque comme un contentement mais qui reste encore comme une interrogation car les dessins que j'observe semblent me dire « mais qui es-tu ? » Oui c'est cela le résultat comme un sourire qui m'interroge. Et puis le temps se remet en route brusquement, mon épouse me parle d'une ou deux choses urgentes à faire pour redéployer le quotidien comme une yourte, se mettre à l'abri de l'inconnu, cet inconnu qui ne cesse de menacer, de vouloir surgir de toutes parts sous forme de courrier suspect, de factures impayables, d'huissiers austères et de coups de téléphone intempestifs. Je m'extirpe en maugréant un peu pour retrouver ma peau de grognon aussi sans doute. Quelques heures un peu plus tard après le souper j'ouvre à nouveau Facebook et je poste le résultat de ma journée de travail comme j'ai coutume de le faire, je ne réfléchis pas vraiment comme d'habitude. Alors les premiers commentaires commencent à arriver. On me parle du peintre dont je m'inspire, on me traite de copieur, on s'interroge sur mon acte, une petite polémique s'installe. Et ça me paraît tellement vain tout cela, je relis une nouvelle fois les commentaires. Et puis je vais sur le profil du peintre lui-même qui a lui aussi écrit un post : « Copier un artiste ce n'est pas bien c'est ne pas avoir de talent » ou quelque chose dans ce goût-là et je me sens visé naturellement. Déçu aussi parce que dans le fond n'était-ce pas une offrande que je lui présentais comme un petit garçon réalise un dessin pour les adultes ? Plus que déçu, blessé au plus profond mais je ne me trompe pas non plus de cible. Ce n'est pas de sa faute, c'est juste des choses dans les profondeurs du souvenir que j'ai réactivées en redevenant gamin, j'ai retrouvé la joie mais aussi l'horreur d'un seul coup. Surtout l'annihilation perpétuelle de toute velléité de création contre laquelle je n'ai eu de cesse de lutter toute ma vie. « Tu n'as aucun talent » et derrière encore une fois le « tu n'es rien », c'était exactement cette petite phrase qu'il avait choisie lui le chaman peintre pour que je me confronte encore une fois à elle, à la déflagration qu'elle a toujours produite en moi. C'est à ce moment-là je crois que j'ai formé le projet de tout couper, me terrer comme un lapin au fond d'un terrier, d'arrêter Facebook, de ne plus rien dire ou entendre ou voir. J'ai à nouveau tout retraversé comme une punition formidable comme salaire du plaisir inouï que j'avais eu à m'emparer de l'esprit du chaman poète. Mieux, je me suis puni moi-même tout seul quand j'y pense. Le lendemain il était prévu que je retrouve le peintre pour prendre des photographies de ses œuvres. J'ai emprunté les toutes petites routes tôt le matin, une pluie fine tombait sur la campagne que je traversais pour me rendre vers la haute muraille du Vercors au loin. Le portail était fermé, il ne m'attendait plus mais j'ai encore pris sur moi de téléphoner pour dire que j'étais là devant chez lui. Il était étonné de me voir là, il fit allusion à la veille, j'éclatais de rire en disant « je fais juste une pause, besoin de calme et de silence ». Et comme il n'était pas fâché non plus nous nous sommes engouffrés dans la maison et avons passé ensemble un merveilleux moment entre chaman peintres qui passent le temps tout simplement. illustration Ultime révérence, sensuel , Thierry Lambert 2008|couper{180}

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Encore une fois tout larguer

Ça me démange depuis un moment, toutes ces pitreries sur les réseaux sociaux, ces affolements multiples pour monter des expositions, rencontrer des notables, écouter les « c'est beau » stoïquement, tout en conservant dans mon for intérieur la notion d'une magistrale supercherie, d'un « à quoi bon » monumental. J'ai beaucoup espéré mais encore une fois c'est ma responsabilité et je dois l'assumer. Beaucoup d'espoir c'est beaucoup de déception et je ne suis plus un ado mais un homme de 60 ans bientôt qui ne peut plus guère se mentir à lui-même ni à ses proches. Alors monte en moi comme un appel, le vieil appel auquel j'ai toujours répondu systématiquement, celui de la fuite, de tout larguer pour imaginer recommencer autre chose comme on déchire une feuille de papier pour la jeter à la corbeille et en prendre une nouvelle, une jolie feuille blanche qui probablement contiendra la même chose que ce qu'on vient de jeter, mais ça on ne se le dit pas trop, on l'esquive. Je n'ai pas su construire cette fois un personnage bien solide. Celui de l'artiste peintre se fissure de tous côtés. Il prend l'eau comme les coquilles de noix sur lesquelles les émigrés du monde écarté, les laissés-pour-compte, s'imaginent eux aussi pouvoir atteindre au salut. Alors encore une fois, tout effacer, reprendre une nouvelle feuille, un nouveau stylo et repartir vers l'inconnu, cet inconnu que je ne cesse jamais de vouloir fuir autant que de m'en rapprocher. Supprimer mes comptes Facebook, dans mon esprit c'est revenir à l'anonymat, nostalgie de celui-ci depuis le point de vue du peu que je suis envers le rien béant. Je m'interroge aussi sur le bien-fondé de ce blog, sur la valeur réelle qu'il peut vraiment apporter à quiconque d'autre que moi, possible qu'il finisse à la poubelle aussi pour me libérer encore de toute velléité de gribouilleur ou d'écrivailleur. Mais le fait est que je ne peux me passer ni de l'un ni de l'autre, j'ai besoin de dessiner comme j'ai besoin d'écrire ce qui me passe par la tête et juste comme ça sans prétention véritable dans le fond autre que de stabiliser ma journée, du fond des nuits durant lesquelles je sévis. Dans le fond des choses, qu'ai-je donc cherché à atteindre ? Sinon assurer de façon inédite, plus amusante en tout cas que tous les jobs débiles que j'ai pu commettre, le quotidien et rien de plus.|couper{180}

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Tu n’es rien

Cette petite phrase qui tourne depuis toujours dans ma tête depuis l'enfance, je crois qu'elle a fini par prendre une place centrale. En fait je cherche un axe en peinture et je me disperse sans arrêt pour lui échapper. À chaque fois c'est un château de sable plus ou moins adroitement créé avec courage et cœur — c'est ce que je me dis — mais je pourrais tout autant parler d'une obligation de survie, et qui s'effondre avalé par la mer et le temps. « Tu n'es rien » et puis associé « tu ne vaux rien », « tu ne devrais pas exister », « à quelques centimètres près tu n'étais qu'une crotte », « tu n'y arriveras jamais ». À quoi ? sinon à leur ressembler, à être comme eux, aussi bon, aussi monstrueux ? mystère béant d'où sourd la violence, la haine, le désespoir, toute une vie de désordre. Bien sûr mon orgueil en a pris un bon coup. J'en fus conscient plus tard, pas tout de suite cependant. Alors j'ai déployé des stratégies, des stratagèmes pour compenser le vide inouï. Mais rien n'y faisait jamais. Que ce soit n'importe qui face à moi qui me rappelle ma note fondamentale, mon vide ontologique, tout s'écroulait en silence irrémédiablement, sans mot dire, et je retournais in petto dans un terrier quelconque pour me désagréger lentement, m'éroder encore un peu plus, devenir arbre sec dans l'ignorance du fruit, dans le refus du fruit. L'amour fut longtemps un fanal, un drapeau à ne pas perdre du regard durant la boucherie et cela hier encore me donnait de l'espoir. Parvenir à sauver l'amour coûte que coûte, n'était-ce pas faire la nique au destin ? pardonner pour rebondir vers les étoiles, la métaphysique, l'art ? Je n'ai jamais effectué que de pâles soubresauts de puce. Plus assez de foi, plus assez de vigueur, une fatigue de tout pour me réfugier à nouveau bien au chaud dans le rien. Tous ces personnages inventés de toutes pièces, du prince charmant à l'amant, du bon père de famille au traître sans vergogne, du voyou, de l'escroc, du bon employé servile, du mauvais payeur, du bon professeur et de l'artiste raté, tout cela ne fut que passe-temps, diversion pour échapper au maelström du rien. En explorant tous ces costumes j'ai appris que le rien m'était aussi une force, j'ai été surpris par la crédulité, la naïveté, la confiance qui m'étaient accordées comme des crédits bancaires pratiquement toujours. Et bien sûr pendant longtemps j'ai oublié de payer les échéances, les intérêts, combien de fois ai-je déménagé à la cloche de bois de mes amours, de mes amitiés ? Je me suis dit, récité, j'ai inventé des mantras pour ne pas oublier que le rien m'appartenait. Avec rien j'ai fait bien plus que certains avec tout, sans oublier de m'en enorgueillir copieusement par manque ou excès affreux de confiance en moi, ce qui est du pareil au même. « Tu n'es rien », on ne réfléchit pas à la langue enfant, peu importe la négation et l'affirmation, cela pénètre directement le subconscient. Si je me penchais un peu plus aujourd'hui sur cette phrase, si je la décortiquais patiemment sans peur, je me demande si soudain elle ne signifierait pas bien autre chose. Une maladresse cachant une adresse logée dans un futur radieux de chaleur et d'amour vrai enfin, car dans le fond celui et celle qui autrefois me la rappelaient sans cesse, n'étaient pas des linguistes chevronnés, ils n'étaient que mes parents et ils devaient inconsciemment tenter de formuler une affirmation malgré tout. Car « tu n'es rien » ce n'est pas « tu es rien ». « Tu n'es rien » laisse percevoir un tout que je n'ai jamais voulu voir, aveuglé par le vide dans lequel j'ai sauté la tête la première. D'un autre côté, on m'aurait dit « tu es tout », je ne suis pas sûr du tout que je m'en serais sorti mieux.|couper{180}