Atelier

Carnets | Atelier

8 septembre 2019

Je viens de me souvenir d’un roman de Gabriel Garcia Marquez, L’Automne du patriarche. Ne me demande pas pourquoi. Je ne sais plus identifier la source de mes pensées, ni de mes sensations. J’ai cessé de ruminer. Je ne veux plus que rassembler les dernières forces vives pour t’offrir encore un petit texte, un petit tableau. L’important est d’offrir, comprends-tu ? Peu importe quoi. Comment saurait-on la valeur de ce qu’on donne ? Car chaque automne, cette qualité de lumière qui revient, me parle de la fin et de l’héritage. Déjà gamin, vers la mi-août, une certaine clarté sollicitait la prunelle, la rétine. Une nostalgie invraisemblable pour mon âge remontait par le nerf optique. Sur la peau des joues, du front, se déposait comme une buée, un tatouage invisible : cette fraîcheur subtile au fond de l’air, qui sent la craie et l’encre. Aussitôt, le goût vient sur la langue. Craie. Encre. Cela ouvre un grand vide. Une aspiration de l’instant présent, qui emporte avec elle toute velléité, toute priorité. L’instant aspire tout, rend tout égal d’un coup de baguette magique, laisse la personnalité sans capitaine, comme un vaisseau fantôme. Les premières fois, cela me plongeait dans une tristesse magnifique, seul îlot pour échapper au naufrage. Avec le temps, l’automne est devenu synonyme de blues, de dépression chronique. Mais en vérité, je n’y crois plus qu’à moitié. J’y crois par habitude, pour ne pas plonger d’un coup dans l’eau glacée. Dans L’Automne du patriarche, il y a un personnage incroyable : le sosie du dictateur, Patricio Aragonés, qui le remplace à toutes les cérémonies. Comme ce dictateur, j’ai moi aussi mon Patricio à mon service. Il officie presque tout le temps, car je n’aime plus apparaître en public. En automne, cette volonté de retraite atteint son comble. Je le laisse en roue libre. Il connaît son rôle par cœur. Je n’irai pas jusqu’à faire canoniser ma mère, comme dans le roman. Mais cette trouvaille de l’auteur m’a glacé : cette mère pauvre, pour qui le fils est devenu dictateur, à qui il veut offrir les richesses du pays, et qui meurt sans jamais le savoir. Tout ce que nous réalisons dans notre vie ne serait-il que des cadeaux mal adressés ? Je pourrais aligner les personnages, leur trouver une fonction précise dans l’organisation d’une psyché. Mais si tu n’as pas lu le roman, je ne veux pas te gâter le plaisir. D’ailleurs, je me demande si je n’ai pas tout inventé de ce roman à partir de la quatrième de couverture. Je m’en crois capable. Tellement, désormais, je ne parviens plus à lire trois lignes sans que l’ennui ne me tombe dessus. Que n’inventerais-je pas, pour me divertir de l’arrivée soudaine de l’automne, aujourd’hui ?|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

8 septembre 2019-2

Il faut que Cheng trace au moins quatre ou cinq traits à l'encre pour se sentir éveillé. Ensuite, il peut se récompenser d'avoir effectué cette action par une tasse de thé noir sans sucre. Dans la petite masure où il vit, il n'y a aucun luxe. Cheng n'est pas pauvre, il est peintre lettré, et de temps en temps les peintures qu'il vend ou que des notables lui commandent suffisent à subvenir à ses maigres besoins. Il vient tout juste d'atteindre la soixantaine et, s'il possède déjà une bonne maîtrise de son art, il reste toutefois modeste et sait qu'il lui manque encore l'essentiel. Aussi reste-t-il concentré sur une discipline régulière. Dès qu'il se lève de sa natte posée sur le sol, il s'installe aussitôt à la petite table installée devant la fenêtre qui donne sur la vallée. Là, il ferme les yeux quelques instants, prend une respiration régulière et trempe l'extrémité souple du pinceau dans l'encre, puis laisse sa main suivre son mouvement naturel, emportée par l'expire. Quatre ou cinq traits seulement, mais réalisés avec la plus grande concentration. Sentir la moindre feuille bruisser, entendre chaque cri d'oiseau traverser l'azur, sentir jusqu'au poids des petites pattes des fourmis qui traversent son vieux plancher, être tout entier mêlé à ces premiers instants de son éveil confère à ses gestes une solennité presque burlesque pour n'importe quel observateur. Ainsi, chaque matin, Cheng s'enfonce-t-il dans la discipline de ces quatre ou cinq coups de pinceau afin d'oublier l'éveil et de pénétrer dans l'espace de sa feuille blanche.|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

7 septembre 2019

"Texte réécrit en 2025 à partir de carnets de 2019. Le temps a permis de nuancer certaines affirmations trop absolues, tout en conservant l'intuition première : la création exige de s'effacer." La jalousie est une difficulté. En peinture surtout, qui est mon domaine, ce sentiment m'est pénible. Quand je vois un talent que je n'ai pas, je préfère admirer. Mes engouements pour les œuvres vont et viennent comme les nuages. Et si parfois j'éprouve cette douleur, j'essaie de la chasser par l'admiration — moins coûteux en énergie, plus fécond en inspiration. Cette économie du cœur, je l'ai apprise en peinture. La technique ne suffit pas. Pour être le peintre que je veux être, il faut accepter que des flux nous traversent — inconnus et familiers à la fois — sans y faire obstacle. La célébrité, je m'en méfie : je ne veux pas être un nom sur une affiche, mais un moyen. Un moyen pour la vie de s'exprimer. Ma joie est totale quand, soudain, tous les obstacles que j'oppose — comme tout humain — à cette réalité s'effacent, et que la toile jaillit. Non par magie, mais par ce renoncement préalable qui ouvre la voie. À soixante ans, je reste un enfant devant ce miracle. Je peux glisser dans le narcissisme, bien sûr, mais je n'oublie jamais comment mes meilleurs tableaux sont nés. Ils sont nés de l'absence : absence de jalousie, d'orgueil, de fausse humilité. Ils sont nés quand je cessais d'être "quelqu'un" pour n'être qu'un passage. Quand j'entends des critiques méchantes sur d'autres artistes, j'écoute en silence. Ces critiques m'apprennent plus sur leurs auteurs que sur les œuvres. Critiquer, pour certains, est une façon d'exister. Je ne les blâme pas. La jalousie est une prison, et chacun construit la sienne — certains avec des murs de mots acérés. Parfois je pense à ceux qui ont peint dans les camps. À Zoran Mušič, à Emil Nolde. Eux savaient que la vraie prison n'est pas celle des barbelés, mais celle du cœur qui se compare, qui envie, qui possède. La création, quand elle vient, est une évasion perpétuelle. Il suffit de laisser passer le flux, et de n'être, humblement, qu'un moyen.|couper{180}

affects réflexions sur l’art

Carnets | Atelier

6 septembre 2019

Une migraine terrible depuis l’aube. J’ai passé la nuit à développer mes films dans la chambre étouffante de l’hôtel. Une fois les négatifs accrochés à la ficelle, j’ai fui. Les mouches, affolées par la chaleur montante, se cognaient sans fin contre la vitre. C’est en cherchant une pharmacie que je l’ai vue, de dos. Des épaules frêles. Une nuque pâle. Un chignon brouillon de cheveux roux. Elle fixait une affiche illisible sur le mur, immobile au milieu du flux du trottoir. C’est cette immobilité, peut-être, qui m’a fait l’aborder. Elle venait de Birmingham. Se rendait en Inde pour un an. Son bus était garé à l’entrée de la ville, les autres voyageurs affalés dans un parc, déjà claqués par le haschisch local. Je lui ai proposé un café à l’Intercontinental. Elle n’aimait que le thé, mais a accepté. Sous les pales lentes des ventilateurs, j’ai vu ses yeux. Verts, et d’une gravité qui semblait antérieure à tout. À cet instant, j’ai su une chose : il serait inutile d’être gentil avec elle. La gentillesse est une monnaie qui ne circulait pas dans son pays. Elle exigeait autre chose, de plus direct, ou peut-être de plus résigné. Nous sommes restés silencieux un long moment. Je lui ai dit que je partais pour Lahore le soir même, en train. Elle a fait une moue vague en parlant de ses compagnons d’aventure. Je ne sais pas ce qui m’a pris – la migraine, la fatigue des images développées, l’éclat de ses yeux –, mais je lui ai proposé de venir. Nous nous sommes quittés rapidement. Je lui ai laissé l’heure et le numéro du train. Elle a fini son thé. Je suis parti. Quelques stations plus loin, tard dans la nuit, le train s’est arrêté. Le cortège habituel : mendiants tendant la main vers nos culpabilités, vendeurs de thé et de cacahuètes. Nous avons pris un thé au lait brûlant, épicé à la cardamome. Elle a alors posé sa tête contre mon épaule, sans un mot d’avertissement, et a murmuré dans le noir : « C’est bien. Être là. Dans la nuit, dans ce train. » Je n’ai pas bougé. La migraine avait enfin cédé, remplacée par le poids chaud de sa tempe contre ma veste. Nous n’étions plus deux étrangers. Nous étions deux passagers du même wagon, fuyant chacun quelque chose, et faisant semblant, pour une nuit, que cette fuite n'était pas solitaire.|couper{180}

carnet de voyage fictions brèves

Carnets | Atelier

3 septembre 2019

L’air est doré, chargé du sable du Baloutchistan. Sur le seuil de l’hôtel Osmani, face au terminal des bus, le kebabi remplit son auge de bois pour la braise de midi. Depuis une heure, les haut-parleurs des échoppes déversent des chants sirupeux, entêtants. Ça donne envie de marcher, de fuir ce point névralgique. À l’Intercontinental, à l’est de la ville, je prends mon café soluble du matin. Rahim, le jeune Afghan, revient avec mes cigarettes. J’avale un pain rond, une théière de breuvage noir. Puis je sors, le Leica en bandoulière. La route poudreuse vers Quetta. À droite, des campements de fortune. Je photographie des enfants maigres, aux regards étincelants. Il n’y a que des femmes et des enfants. Les hommes sont partis depuis des jours dans les montagnes, repousser l’ennemi. Cet ennemi qui revient toujours, pour une terre que personne ne contrôlera jamais mieux qu’eux. Au retour, dans un carrefour du bazar, un jeune homme m’aborde. -- Mister, where are you from ? -- France. Il a un sourire de soulagement. M’invite à prendre le thé, pour me montrer sa collection. « J’ai des amis partout. Des cartes postales de partout. » Je le suis dans les méandres du marché. Sa chambre est minuscule. Sur les murs, des centaines de cartes punaisées : Melbourne, Tokyo, Paris. Nous nous sourions, ne parlons pas beaucoup. La porte s’ouvre : sa sœur, magnifique, apporte un plateau de thé et de gâteaux, disparaît. Je reste une heure. Au moment de partir, il note son nom et son adresse sur un bout de papier que je glisse dans mon portefeuille. Je prends quelques photos de lui, promet de les envoyer. Je dois attraper un train pour Lahore. Avant la gare, un crochet. J’ai une autorisation pour l’hôpital. Photographier des victimes brûlés au napalm. La pièce est baignée d’une lumière crue. Sur un lit, à contre-jour, une masse sombre. Mes yeux s’habituent : un homme assis au bord du matelas. Son corps est délabré. Nos regards se croisent. Dans ses yeux, un étonnement infini recouvre une fatigue infinie. Il est brûlé de partout. Des linges douteux collent à ses plaies. Plus de sourcils, plus de cils. Juste des yeux ronds, grands ouverts, qui me jaugent depuis la pénombre.|couper{180}

carnet de voyage fictions brèves

Carnets | Atelier

1 septembre 2019-2

Depuis quelques jours, la lumière a changé. Au-dessus du Pilat, des nuages se forment et se défont, imprévisibles. Je roule dans la Twingo de mon épouse, vitre baissée. L’air frais entre à flots. Pas de radio. Juste le bruit du moteur qui peine dans les montées vers Saint-Julien-Molin-Molette. Les champs sont nus, la moisson faite. Seules ondulent, sur les bas-côtés, quelques herbes folles. C’est mon dernier jour. L’atelier m’attend, vide depuis une semaine. J’ai rangé les petites toiles, plié les emballages. Quand le couple est apparu sur le seuil, vers trois heures, j’ai vu tout de suite la différence : lui, droit, le regard calme ; elle, en retrait, presque transparente. Ils ont demandé s’il était trop tard. Je les ai laissés entrer, faisant mine de m’occuper. Le silence, dans la pièce, était épais. La plupart des visiteurs le percent d’un « c’est beau » poli et repartent. Lui, regardait. Il a mis longtemps avant de parler. Nous avons parlé de ce qui ne se voit pas. De la peinture comme passage, pas comme image. Je ne sais plus comment le mot « silence » est venu — ce que je cherche, peut-être, c’est de le partager. Ses yeux se sont mis à briller, d’un coup. « Ce que vous appelez le silence, c’est la vie et l’amour, en fait. » Il a marqué une pause. La voix plus basse : « Le véritable amour est sans émotion. Comme l’univers. Il répond, c’est tout. Peu importe la demande. » Nous sommes restés un moment sans rien dire. Le tableau entre nous — une toile sur le premier départ, la nigredo — semblait vibrer d’une autre fréquence. Avant de partir, il a demandé le prix. Nous avons échangé nos cartes. Une promesse de se revoir, quelque part, un jour. En redescendant, le ciel était toujours aussi changeant. Mon appareil photo était sur le siège à côté. J’avais repéré des angles, des lumières, ces derniers jours. Je l’ai laissé là. J’ai roulé lentement, les fenêtres ouvertes, pour garder en moi la couleur de l’air, la forme des nuages, le goût de cet été finissant, et cette parole qui résonnait encore : Le silence, c’est la vie et l’amour.|couper{180}

Autofiction et Introspection réflexions sur l’art

Carnets | Atelier

1 septembre 2019

Cette année j’ai déjà participé à une trentaine d’expositions allant du simple café perdu au fin fond du Vivarais à des lieux magnifiques comme le Prieuré de Salaise-sur-Sanne, ou encore la Maison du Chatelet à Bourg l’Argental dans la Loire. Le bilan de tout cela est positif pour ce qui est de l'effort de notoriété. Ajouté à cela un effort pour partager mon travail sur les réseaux, mais toujours avec cette gène atavique de devoir "se mettre en avant" et presque aussitôt la blessure d'orgueil si pas assez de retours. Ce qui me fait réfléchir à ce que je veux vraiment. Peindre, gagner ma vie ou faire le clown ? Donc pour l’année qui vient moins d'expositions, se tenir au planning déjà établi avec quelques expos clefs placées.Mais ne pas en chercher de nouvelles afin de me concentrer plus sur ce que je veux vraiment.|couper{180}

peinture