"Texte réécrit en 2025 à partir de carnets de 2019. Le temps a permis de nuancer certaines affirmations trop absolues, tout en conservant l’intuition première : la création exige de s’effacer."

La jalousie est une difficulté. En peinture surtout, qui est mon domaine, ce sentiment m’est pénible. Quand je vois un talent que je n’ai pas, je préfère admirer. Mes engouements pour les œuvres vont et viennent comme les nuages. Et si parfois j’éprouve cette douleur, j’essaie de la chasser par l’admiration — moins coûteux en énergie, plus fécond en inspiration.

Cette économie du cœur, je l’ai apprise en peinture. La technique ne suffit pas. Pour être le peintre que je veux être, il faut accepter que des flux nous traversent — inconnus et familiers à la fois — sans y faire obstacle. La célébrité, je m’en méfie : je ne veux pas être un nom sur une affiche, mais un moyen. Un moyen pour la vie de s’exprimer. Ma joie est totale quand, soudain, tous les obstacles que j’oppose — comme tout humain — à cette réalité s’effacent, et que la toile jaillit. Non par magie, mais par ce renoncement préalable qui ouvre la voie.

À soixante ans, je reste un enfant devant ce miracle. Je peux glisser dans le narcissisme, bien sûr, mais je n’oublie jamais comment mes meilleurs tableaux sont nés. Ils sont nés de l’absence : absence de jalousie, d’orgueil, de fausse humilité. Ils sont nés quand je cessais d’être "quelqu’un" pour n’être qu’un passage.

Quand j’entends des critiques méchantes sur d’autres artistes, j’écoute en silence. Ces critiques m’apprennent plus sur leurs auteurs que sur les œuvres. Critiquer, pour certains, est une façon d’exister. Je ne les blâme pas. La jalousie est une prison, et chacun construit la sienne — certains avec des murs de mots acérés.

Parfois je pense à ceux qui ont peint dans les camps. À Zoran Mušič, à Emil Nolde. Eux savaient que la vraie prison n’est pas celle des barbelés, mais celle du cœur qui se compare, qui envie, qui possède. La création, quand elle vient, est une évasion perpétuelle. Il suffit de laisser passer le flux, et de n’être, humblement, qu’un moyen.