Je viens de me souvenir d’un roman de Gabriel Garcia Marquez, L’Automne du patriarche. Ne me demande pas pourquoi. Je ne sais plus identifier la source de mes pensées, ni de mes sensations. J’ai cessé de ruminer. Je ne veux plus que rassembler les dernières forces vives pour t’offrir encore un petit texte, un petit tableau. L’important est d’offrir, comprends-tu ? Peu importe quoi. Comment saurait-on la valeur de ce qu’on donne ? Car chaque automne, cette qualité de lumière qui revient, me parle de la fin et de l’héritage.
Déjà gamin, vers la mi-août, une certaine clarté sollicitait la prunelle, la rétine. Une nostalgie invraisemblable pour mon âge remontait par le nerf optique. Sur la peau des joues, du front, se déposait comme une buée, un tatouage invisible : cette fraîcheur subtile au fond de l’air, qui sent la craie et l’encre. Aussitôt, le goût vient sur la langue. Craie. Encre.
Cela ouvre un grand vide. Une aspiration de l’instant présent, qui emporte avec elle toute velléité, toute priorité. L’instant aspire tout, rend tout égal d’un coup de baguette magique, laisse la personnalité sans capitaine, comme un vaisseau fantôme.
Les premières fois, cela me plongeait dans une tristesse magnifique, seul îlot pour échapper au naufrage. Avec le temps, l’automne est devenu synonyme de blues, de dépression chronique. Mais en vérité, je n’y crois plus qu’à moitié. J’y crois par habitude, pour ne pas plonger d’un coup dans l’eau glacée.
Dans L’Automne du patriarche, il y a un personnage incroyable : le sosie du dictateur, Patricio Aragonés, qui le remplace à toutes les cérémonies. Comme ce dictateur, j’ai moi aussi mon Patricio à mon service. Il officie presque tout le temps, car je n’aime plus apparaître en public. En automne, cette volonté de retraite atteint son comble. Je le laisse en roue libre. Il connaît son rôle par cœur.
Je n’irai pas jusqu’à faire canoniser ma mère, comme dans le roman. Mais cette trouvaille de l’auteur m’a glacé : cette mère pauvre, pour qui le fils est devenu dictateur, à qui il veut offrir les richesses du pays, et qui meurt sans jamais le savoir. Tout ce que nous réalisons dans notre vie ne serait-il que des cadeaux mal adressés ?
Je pourrais aligner les personnages, leur trouver une fonction précise dans l’organisation d’une psyché. Mais si tu n’as pas lu le roman, je ne veux pas te gâter le plaisir. D’ailleurs, je me demande si je n’ai pas tout inventé de ce roman à partir de la quatrième de couverture. Je m’en crois capable. Tellement, désormais, je ne parviens plus à lire trois lignes sans que l’ennui ne me tombe dessus.
Que n’inventerais-je pas, pour me divertir de l’arrivée soudaine de l’automne, aujourd’hui ?