Une migraine terrible depuis l’aube. J’ai passé la nuit à développer mes films dans la chambre étouffante de l’hôtel. Une fois les négatifs accrochés à la ficelle, j’ai fui. Les mouches, affolées par la chaleur montante, se cognaient sans fin contre la vitre.
C’est en cherchant une pharmacie que je l’ai vue, de dos. Des épaules frêles. Une nuque pâle. Un chignon brouillon de cheveux roux. Elle fixait une affiche illisible sur le mur, immobile au milieu du flux du trottoir. C’est cette immobilité, peut-être, qui m’a fait l’aborder.
Elle venait de Birmingham. Se rendait en Inde pour un an. Son bus était garé à l’entrée de la ville, les autres voyageurs affalés dans un parc, déjà claqués par le haschisch local. Je lui ai proposé un café à l’Intercontinental. Elle n’aimait que le thé, mais a accepté.
Sous les pales lentes des ventilateurs, j’ai vu ses yeux. Verts, et d’une gravité qui semblait antérieure à tout. À cet instant, j’ai su une chose : il serait inutile d’être gentil avec elle. La gentillesse est une monnaie qui ne circulait pas dans son pays. Elle exigeait autre chose, de plus direct, ou peut-être de plus résigné.
Nous sommes restés silencieux un long moment. Je lui ai dit que je partais pour Lahore le soir même, en train. Elle a fait une moue vague en parlant de ses compagnons d’aventure. Je ne sais pas ce qui m’a pris – la migraine, la fatigue des images développées, l’éclat de ses yeux –, mais je lui ai proposé de venir.
Nous nous sommes quittés rapidement. Je lui ai laissé l’heure et le numéro du train. Elle a fini son thé. Je suis parti.
Quelques stations plus loin, tard dans la nuit, le train s’est arrêté. Le cortège habituel : mendiants tendant la main vers nos culpabilités, vendeurs de thé et de cacahuètes. Nous avons pris un thé au lait brûlant, épicé à la cardamome. Elle a alors posé sa tête contre mon épaule, sans un mot d’avertissement, et a murmuré dans le noir :
« C’est bien. Être là. Dans la nuit, dans ce train. »
Je n’ai pas bougé. La migraine avait enfin cédé, remplacée par le poids chaud de sa tempe contre ma veste. Nous n’étions plus deux étrangers. Nous étions deux passagers du même wagon, fuyant chacun quelque chose, et faisant semblant, pour une nuit, que cette fuite n’était pas solitaire.