Le collectionneur

Tu te crois solide, en pleine maturité, tu bombes presque le torse et puis un « je ne sais quoi ou un presque rien » dans l’air de ce matin de septembre, une légère odeur de feuilles mortes, de décomposition, d’humus, associée à un rafraîchissement soudain et te voici vacillant, colosse aux pieds d’argile. Il s’en faudrait de peu pour que tu t’étales de tout ton long sur le carrelage de la petite cour, foudroyé par l’évidence.

« On se croit flamme on n’est que mèche » dit le grand Jacques dans une de ses magnifiques chansons et c’est tellement vrai ! Quand on découvre d’un coup à l’occasion d’une rencontre combien l’autre nous distance, combien l’autre n’a pas fait les mêmes choix, les mêmes erreurs et même si je n’aime pas me comparer, même si j’enseigne à mes élèves de ne surtout pas emprunter cette voie de la comparaison, mortelle pour tout dynamisme créatif, force encore une fois d’avouer : les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés.

Que s’est-il donc passé sinon une rencontre que j’eus soudainement, sans savoir ni pourquoi, ni comment, décidée, déterminée ? en la timbrant avant de m’expédier dans celle-ci d’une taxe de fantastique, d’inouï, d’extraordinaire ? Et n’est-ce pas à proportion des découvertes morbides de ces derniers jours quant à mes certitudes et mes doutes vis-à-vis de ma peinture que je trouve désormais fade et qui me répugne comme jamais, et aussi ne suis-je pas coutumier des grandes dépressions automnales ?

Un écrivain poète peintre chaman que je rencontre par hasard lors d’un vernissage et qui me tape dans l’œil.

Je déteste les vernissages et m’y rends le moins possible, ce brouhaha constitué de mille riens, cet ennui perpétuel que j’y retrouve systématiquement me rappelant de sombres périodes de ma vie — toute bribe si petite soit-elle de l’ennui me rappelle l’ennui magistral, cette ancienne vision figée de moi quant au monde — qui sans doute subsiste dans les profondeurs encore et encore. Alors ainsi retrouver l’ennui ne serait-ce pas aussi la cause de cette création imaginaire subite ?

Mais peu importent les voies qu’emprunte le hasard, le fait est je me suis mis en tête d’aller à sa rencontre, de m’en faire un ami si possible, encore qu’en amitié je sois toujours d’une inconstance crasse. Ai-je besoin d’ajouter que je ne suis pas non plus à un paradoxe près...

En rentrant chez moi ce soir-là, une des premières choses que je fais est d’aller sur Facebook pour regarder son profil puisque nous avions échangé des demandes d’amitiés l’un et l’autre.

C’est alors que je reçois la première grande secousse, en voyant ses peintures tellement colorées, tellement intemporelles, et tout de suite de m’y engouffrer tout entier.

En fait à bien y regarder ce qui m’attire est un secret de peintre dont j’ignorais jusque-là l’existence voire même la possibilité d’exister et nul doute que de ce secret je veuille alors m’en approcher, peut-être le faire mien tout simplement. Les bonnes intentions ne l’oublions pas pavent l’enfer.

Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. Fasciné par les magnifiques peintures que j’avais vues sur son profil Facebook, et qui avaient exercé une attraction si puissante, que je m’étais mis en tête d’en extraire la substantifique moelle, je me suis mis à dessiner tout à coup non pas en le copiant, mais pour m’accaparer son langage, ses mots, son esprit, son âme, ce qui est encore pire que de copier servilement je l’admets.

Quel impact ces peintures exercent-elles sur moi ? quelle zone profonde de mon être ébranlent-elles ? Ce ne sont pas tant les œuvres elles-mêmes que je brigue, pas les manifestations matérielles, mais la force, la puissance, l’âme du peintre en quelque sorte.

En fait c’est la toute première fois dans ma vie de peintre. Même si autrefois étudiant j’ai beaucoup copié les grands maîtres, jamais je n’ai voulu m’emparer de leur esprit avec autant de ferveur, cette puissance inédite que j’éprouve, de quoi la rapprocher sinon d’une sensation qui serait celle du vrai « collectionneur ».

Une sensation tellement rare qu’elle se déploie désormais comme un shoot de façon anarchique et morbide dans tout l’assemblage de mes cellules, comme si j’avais ouvert une porte secrète au fond de moi et que la puissance formidable qui se trouve depuis longtemps derrière celle-ci soudain s’ébatte, s’enivrant de la liberté neuve, envahisse tout de l’être que je croyais être jusque-là.

J’ai donc dessiné dessiné dessiné encore pendant des heures, changeant l’ordre des priorités de mon emploi du temps pour que dessiner soit en tête des activités urgentes à réaliser.

Je dessine des dizaines d’esquisses dans la hâte de vouloir saisir quelque chose, emprunter la ligne, la forme, les jeux de couleurs du peintre chaman poète. Revenir à ces formes simples et souples me procure un plaisir sensuel. Laisser les doigts s’approprier comme jamais le contact avec le corps du crayon, transformant celui-ci en extension, en périphérique servile du cœur. Car c’est par le cœur que tout cela transite, je me suis installé dans ce postulat naturellement, sans même y réfléchir.

Et c’est exactement comme cela que je m’évade le temps de cette séance de dessin de ma peau d’homme mûr, adulte et responsable pour revenir petit à petit vers l’enfance de l’art si je puis dire, cette enfance qui ne se soucie de rien sauf d’être à la tâche le temps de son accomplissement.

Une fois la séance de dessin terminée le résultat me regarde. Quelque chose se produit toujours lorsque je mets ce que je fais à distance, quelques mètres un peu plus loin sur le chevalet de l’atelier.

Une drôle de sensation presque comme un contentement mais qui reste encore comme une interrogation car les dessins que j’observe semblent me dire « mais qui es-tu ? »

Oui c’est cela le résultat comme un sourire qui m’interroge.

Et puis le temps se remet en route brusquement, mon épouse me parle d’une ou deux choses urgentes à faire pour redéployer le quotidien comme une yourte, se mettre à l’abri de l’inconnu, cet inconnu qui ne cesse de menacer, de vouloir surgir de toutes parts sous forme de courrier suspect, de factures impayables, d’huissiers austères et de coups de téléphone intempestifs.

Je m’extirpe en maugréant un peu pour retrouver ma peau de grognon aussi sans doute.

Quelques heures un peu plus tard après le souper j’ouvre à nouveau Facebook et je poste le résultat de ma journée de travail comme j’ai coutume de le faire, je ne réfléchis pas vraiment comme d’habitude.

Alors les premiers commentaires commencent à arriver. On me parle du peintre dont je m’inspire, on me traite de copieur, on s’interroge sur mon acte, une petite polémique s’installe. Et ça me paraît tellement vain tout cela, je relis une nouvelle fois les commentaires.

Et puis je vais sur le profil du peintre lui-même qui a lui aussi écrit un post :

« Copier un artiste ce n’est pas bien c’est ne pas avoir de talent »

ou quelque chose dans ce goût-là et je me sens visé naturellement.

Déçu aussi parce que dans le fond n’était-ce pas une offrande que je lui présentais comme un petit garçon réalise un dessin pour les adultes ?

Plus que déçu, blessé au plus profond mais je ne me trompe pas non plus de cible. Ce n’est pas de sa faute, c’est juste des choses dans les profondeurs du souvenir que j’ai réactivées en redevenant gamin, j’ai retrouvé la joie mais aussi l’horreur d’un seul coup.

Surtout l’annihilation perpétuelle de toute velléité de création contre laquelle je n’ai eu de cesse de lutter toute ma vie.

« Tu n’as aucun talent » et derrière encore une fois le « tu n’es rien », c’était exactement cette petite phrase qu’il avait choisie lui le chaman peintre pour que je me confronte encore une fois à elle, à la déflagration qu’elle a toujours produite en moi.

C’est à ce moment-là je crois que j’ai formé le projet de tout couper, me terrer comme un lapin au fond d’un terrier, d’arrêter Facebook, de ne plus rien dire ou entendre ou voir.

J’ai à nouveau tout retraversé comme une punition formidable comme salaire du plaisir inouï que j’avais eu à m’emparer de l’esprit du chaman poète. Mieux, je me suis puni moi-même tout seul quand j’y pense.

Le lendemain il était prévu que je retrouve le peintre pour prendre des photographies de ses œuvres. J’ai emprunté les toutes petites routes tôt le matin, une pluie fine tombait sur la campagne que je traversais pour me rendre vers la haute muraille du Vercors au loin.

Le portail était fermé, il ne m’attendait plus mais j’ai encore pris sur moi de téléphoner pour dire que j’étais là devant chez lui.

Il était étonné de me voir là, il fit allusion à la veille, j’éclatais de rire en disant « je fais juste une pause, besoin de calme et de silence ». Et comme il n’était pas fâché non plus nous nous sommes engouffrés dans la maison et avons passé ensemble un merveilleux moment entre chaman peintres qui passent le temps tout simplement.

illustration Ultime révérence, sensuel , Thierry Lambert 2008

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Carnets | septembre

Encore une fois tout larguer

Ça me démange depuis un moment, toutes ces pitreries sur les réseaux sociaux, ces affolements multiples pour monter des expositions, rencontrer des notables, écouter les « c'est beau » stoïquement, tout en conservant dans mon for intérieur la notion d'une magistrale supercherie, d'un « à quoi bon » monumental. J'ai beaucoup espéré mais encore une fois c'est ma responsabilité et je dois l'assumer. Beaucoup d'espoir c'est beaucoup de déception et je ne suis plus un ado mais un homme de 60 ans bientôt qui ne peut plus guère se mentir à lui-même ni à ses proches. Alors monte en moi comme un appel, le vieil appel auquel j'ai toujours répondu systématiquement, celui de la fuite, de tout larguer pour imaginer recommencer autre chose comme on déchire une feuille de papier pour la jeter à la corbeille et en prendre une nouvelle, une jolie feuille blanche qui probablement contiendra la même chose que ce qu'on vient de jeter, mais ça on ne se le dit pas trop, on l'esquive. Je n'ai pas su construire cette fois un personnage bien solide. Celui de l'artiste peintre se fissure de tous côtés. Il prend l'eau comme les coquilles de noix sur lesquelles les émigrés du monde écarté, les laissés-pour-compte, s'imaginent eux aussi pouvoir atteindre au salut. Alors encore une fois, tout effacer, reprendre une nouvelle feuille, un nouveau stylo et repartir vers l'inconnu, cet inconnu que je ne cesse jamais de vouloir fuir autant que de m'en rapprocher. Supprimer mes comptes Facebook, dans mon esprit c'est revenir à l'anonymat, nostalgie de celui-ci depuis le point de vue du peu que je suis envers le rien béant. Je m'interroge aussi sur le bien-fondé de ce blog, sur la valeur réelle qu'il peut vraiment apporter à quiconque d'autre que moi, possible qu'il finisse à la poubelle aussi pour me libérer encore de toute velléité de gribouilleur ou d'écrivailleur. Mais le fait est que je ne peux me passer ni de l'un ni de l'autre, j'ai besoin de dessiner comme j'ai besoin d'écrire ce qui me passe par la tête et juste comme ça sans prétention véritable dans le fond autre que de stabiliser ma journée, du fond des nuits durant lesquelles je sévis. Dans le fond des choses, qu'ai-je donc cherché à atteindre ? Sinon assurer de façon inédite, plus amusante en tout cas que tous les jobs débiles que j'ai pu commettre, le quotidien et rien de plus.|couper{180}

Carnets | septembre

Tu n’es rien

Cette petite phrase qui tourne depuis toujours dans ma tête depuis l'enfance, je crois qu'elle a fini par prendre une place centrale. En fait je cherche un axe en peinture et je me disperse sans arrêt pour lui échapper. À chaque fois c'est un château de sable plus ou moins adroitement créé avec courage et cœur — c'est ce que je me dis — mais je pourrais tout autant parler d'une obligation de survie, et qui s'effondre avalé par la mer et le temps. « Tu n'es rien » et puis associé « tu ne vaux rien », « tu ne devrais pas exister », « à quelques centimètres près tu n'étais qu'une crotte », « tu n'y arriveras jamais ». À quoi ? sinon à leur ressembler, à être comme eux, aussi bon, aussi monstrueux ? mystère béant d'où sourd la violence, la haine, le désespoir, toute une vie de désordre. Bien sûr mon orgueil en a pris un bon coup. J'en fus conscient plus tard, pas tout de suite cependant. Alors j'ai déployé des stratégies, des stratagèmes pour compenser le vide inouï. Mais rien n'y faisait jamais. Que ce soit n'importe qui face à moi qui me rappelle ma note fondamentale, mon vide ontologique, tout s'écroulait en silence irrémédiablement, sans mot dire, et je retournais in petto dans un terrier quelconque pour me désagréger lentement, m'éroder encore un peu plus, devenir arbre sec dans l'ignorance du fruit, dans le refus du fruit. L'amour fut longtemps un fanal, un drapeau à ne pas perdre du regard durant la boucherie et cela hier encore me donnait de l'espoir. Parvenir à sauver l'amour coûte que coûte, n'était-ce pas faire la nique au destin ? pardonner pour rebondir vers les étoiles, la métaphysique, l'art ? Je n'ai jamais effectué que de pâles soubresauts de puce. Plus assez de foi, plus assez de vigueur, une fatigue de tout pour me réfugier à nouveau bien au chaud dans le rien. Tous ces personnages inventés de toutes pièces, du prince charmant à l'amant, du bon père de famille au traître sans vergogne, du voyou, de l'escroc, du bon employé servile, du mauvais payeur, du bon professeur et de l'artiste raté, tout cela ne fut que passe-temps, diversion pour échapper au maelström du rien. En explorant tous ces costumes j'ai appris que le rien m'était aussi une force, j'ai été surpris par la crédulité, la naïveté, la confiance qui m'étaient accordées comme des crédits bancaires pratiquement toujours. Et bien sûr pendant longtemps j'ai oublié de payer les échéances, les intérêts, combien de fois ai-je déménagé à la cloche de bois de mes amours, de mes amitiés ? Je me suis dit, récité, j'ai inventé des mantras pour ne pas oublier que le rien m'appartenait. Avec rien j'ai fait bien plus que certains avec tout, sans oublier de m'en enorgueillir copieusement par manque ou excès affreux de confiance en moi, ce qui est du pareil au même. « Tu n'es rien », on ne réfléchit pas à la langue enfant, peu importe la négation et l'affirmation, cela pénètre directement le subconscient. Si je me penchais un peu plus aujourd'hui sur cette phrase, si je la décortiquais patiemment sans peur, je me demande si soudain elle ne signifierait pas bien autre chose. Une maladresse cachant une adresse logée dans un futur radieux de chaleur et d'amour vrai enfin, car dans le fond celui et celle qui autrefois me la rappelaient sans cesse, n'étaient pas des linguistes chevronnés, ils n'étaient que mes parents et ils devaient inconsciemment tenter de formuler une affirmation malgré tout. Car « tu n'es rien » ce n'est pas « tu es rien ». « Tu n'es rien » laisse percevoir un tout que je n'ai jamais voulu voir, aveuglé par le vide dans lequel j'ai sauté la tête la première. D'un autre côté, on m'aurait dit « tu es tout », je ne suis pas sûr du tout que je m'en serais sorti mieux.|couper{180}

Carnets | septembre

Lutter contre l’insignifiance

Quand le fils alla trouver le père pour lui apprendre qu'il désirait être écrivain, ce dernier haussa les épaules et dit « ce n'est pas un métier », sur quoi il appuya sur le bouton du poste de télévision et ils allèrent s'installer à la grande table de la salle à manger. Ni la mère ni le frère ne s'aperçurent de rien. Il y avait eu une déflagration silencieuse et nul ne se rendit compte qu'à l'intérieur de la cervelle du fils, une plaie béante venait tout juste d'apparaître. Tout le monde mangea la soupe sans mot dire puis, une fois la table débarrassée, comme chaque soir, tout le monde alla s'échouer sur les fauteuils, les canapés pour s'endormir doucement devant un programme soporifique à souhait. Le fils ce soir-là s'endormit le premier. Dans son rêve il imagina qu'il courait mais ne pouvait avancer d'un seul centimètre. En fait, il s'éveilla au bout d'un moment et constata qu'il était le seul à être resté au salon, tout le monde était parti se coucher. Il se leva et aussitôt un sentiment d'insignifiance formidable s'empara de lui. C'était comme un nouveau costume qu'il venait d'enfiler. En l'espace de quelques minutes, tout au plus une heure, tout ce qui avait eu jusque-là la moindre importance à l'extérieur comme à l'intérieur de lui s'était engouffré dans cette étrange sensation qu'il éprouvait désormais. Pour pallier l'angoisse qu'il éprouva, il se rendit dans la cuisine et ouvrit le réfrigérateur. Il avala quelques tranches de jambon, puis piocha dans un paquet de pain de mie dont il déchira la tranche à pleines dents. Il termina sa collation intempestive par deux yaourts qu'il engloutit rapidement en employant une cuillère à soupe. Une fois qu'il trouva la satiété, il s'étira sans toutefois éprouver de contentement véritable. La sensation d'insignifiance était toujours là malgré la nourriture qu'il avait avalée, malgré le poids de celle-ci qu'il sentait peser sur son estomac. Alors il monta l'escalier doucement pour ne réveiller personne, s'allongea sur son lit et fit le tour de toutes les images des femmes qui provoquaient en lui du désir. Il s'arrêta sur celle de la voisine, une hôtesse de l'air hystérique à la poitrine généreuse et au langage vulgaire, et se masturba. Il espérait que le sommeil reviendrait une fois qu'il aurait joui, mais au contraire la sensation d'insignifiance qu'il éprouvait désormais avait encore augmenté. Ce fut à cet instant probablement qu'il s'empara du petit carnet qu'il venait d'acheter quelques jours auparavant en se promettant de tenir son « journal de bord ». Il inscrivit la date du jour et l'heure, il était désormais 2h52 du matin, et puis sa main resta en suspens dans l'attente de l'inspiration qui ne vint pas cette nuit-là.|couper{180}