Les béquilles de S. sont d’un bleu profond, presque neuves. Elles s’adossent au mur depuis l’opération. S. vit dans le présent. Moi, je fais des allers-retours constants. Le présent est une lumière blanche qui brûle – il me faut ces lunettes de soudeur pour seulement regarder. Sculpter un sens tolérable. Je pars en quête de bribes, ferraille rouillée, et je les soude comme je peux. Urgence. Sans cela, je resterais bras ballants dans l’incendie.

S. a relégué ses béquilles dans un angle. Elle n’y pense plus. Moi, j’y pense. Pas aux siennes. Aux miennes : ces verres fumés, ce masque qui me permet de travailler sans être aveuglé.

Je les ai détestées, bien sûr. Toute cette colère d’être handicapé. Aujourd’hui, je leur écrirais un mot. L’homme que j’étais, je ne le suis plus. Il m’a fallu des années à bourlinguer avec pour comprendre.

Quand ma mère s’époumonait, le manche du martinet à la main – j’en avais coupé les lanières –, ma grand-mère Valentine grognait : « Tu te fatigues pour rien. Il ne comprend pas. Il ne peut pas. » Même dans la tempête, cette phrase : un point fixe, sorti d’une bouche édentée qui puait le tabac froid. Quand mon père me cinglait les reins, la voix de ma mère : « Non, Claude, pas la tête. » J’ai collecté ces phrases comme des bouts de métal tordu. Matière première.

Ces haines enfantines, ces colères, ces mensonges, ces vols, ces fugues – tout cela est devenu mon stock. La colère, mon chalumeau. La haine, ma pince. Bien plus sûrement que tout amour factice. Je les ai améliorées, affûtées, comme on affine un geste d’atelier.

S. vend au petit matin, dans des lieux improbables, des objets devenus inutiles. Je suis étonné que ces béquilles bleues ne soient pas déjà parties. Moi, j’écris ces textes au jour le jour. Ma manière d’écouler mon stock – le souvenir et la réflexion qui va avec. Une façon de dire adieu aux vieilles béquilles, et de reconnaître qu’elles m’ont, malgré tout, tenu debout. Qu’elles me tiennent encore, maintenant que je soude.