Malafama, le nom du bateau. S. me le traduit par “mauvaise humeur”. Surtout s’il pleut, ajoute-t-elle. En tout cas, je viens de finir le 347 et déjà envie de commencer le 348, comme si la dose n’était pas suffisante, qu’il fallait encore creuser un peu plus, quoi, un canal carpien. Et puis, au hasard, je lis : “avoir du caractère ne signifie pas avoir mauvais caractère”, et je repense à mon père. Avoir du caractère, pour beaucoup de sa génération, aura signifié cela. Puis, par capillarité, à leur production, leurs rejetons. Souffrir silencieusement toute l’absurdité de ce monde demande autre chose que de la hargne ou de la mauvaise humeur, il faut ce qu’on appelle des nerfs. Ainsi, ces promenades journalières sont-elles un calvaire, mais au cours desquelles on peut merveilleusement comprendre la notion d’humeur, bonne ou mauvaise, selon l’état d’une voûte plantaire, des os, des muscles et des tendons. Toutes ces choses dont on ne tient pas compte lorsqu’on est jeune et insouciant. La douleur, la fatigue qui vient de leur répétition, de ces fatigues ou douleurs, de leur omniprésence, d’une peur naturelle de se sentir vieillir, ou d’une autre insidieuse émanant du déni, tout ça érode le masque des apparences, y compris de façon autoréflexive, surtout de manière narcissique, de ce qu’on croit ou avoir cru être. Le caractère semble lié par héritage au fait qu’il puisse exister une bonne et une mauvaise façon d’aborder, d’affronter la douleur comme la fatigue. Et, rémanence, les expressions qui accompagnent cette volonté ou non-volonté : du nerf, du cran, serre les dents — tant et tant qu’on finit par ne plus en avoir, de dents, sans bien s’en souvenir, savoir, reconnaître l’ancienne utilité. Quelque chose se vide pour laisser place à quelque chose d’autre. Ces deux objets restent indéfinissables un temps, comme sur la crête d’une vague, dans une immobilité tremblante et chancelante, l’ultime d’une vague d’épuisement physique ou nerveux. On sait qu’on ne peut s’attacher à la mauvaise humeur seule pour continuer.
Le propriétaire du bateau nous invite à partir plus tôt que prévu, car il avait oublié une maintenance. Soit il nous rembourse l’équivalent de la journée, soit il fera un geste équivalent si on revient. Nous faisons semblant de ne pas comprendre, nous réfugiant derrière la barrière des langues, et proposons de rester une nuit de plus en contrepartie ; nous irons nous promener durant la réparation. Sans trop d’espoir, car nous avons bien saisi le sens du message. En ce qui me concerne, aucun dommage à partir plus vite, le temps maussade aidant et le fait que le nom du bateau me fait écrire sur l’humeur, le caractère. Je suis déjà remboursé.
Six heures. Nous avons droit à une nuit de plus en compensation du temps alloué à la maintenance. C’est normal : j’ai trouvé la raison pour laquelle nous avions atterri là. Preuve à l’appui, ce texte. Rien d’extraordinaire en fait, c’en est tellement fatiguant.