Prologue, protocole, en guise d’introduction
Ce n’est pas Saint-Tropez. Difficile aujourd’hui d’imaginer ce qu’il a pu y avoir d’autre – un fantasme de sinécure – avant la fatigue. Difficile d’imaginer la mer. Difficile d’imaginer quelque chose à la place de la fatigue, et surtout de nommer autre chose en ce lieu qu’elle occupe désormais.

Elle paraît être là depuis le début. Peut-être, si j’essaie d’être juste, c’est-à-dire plisse un peu les yeux pour gommer le superflu, ne vois à cet instant que tableaux, images, peintures qui défilent. Un mouvement ininterrompu. Peut-être aussi un nuage d’encre comme en projettent les sèches, les pieuvres. Il faudrait ralentir ce mouvement, trouver des interstices, s’y infiltrer. Voir ce que ça cache.

Première observation : il semble que ce qui crée l’unité, la cohérence, c’est d’abord la honte, beaucoup de hontes, assez de hontes. Tellement que, pour remplacer la rapidité et la profusion avec lesquelles elles surgissent et s’évanouissent, un seul terme peut aider : la fatigue. Encore qu’ici, à ce point de départ, le doute naît ; hasardeux d’emprunter un tel raccourci, d’associer honte et fatigue. Le doute fait partie du mouvement aussi. Le doute, puis tout de suite la honte, c’est ce qui ressort quand il s’agit de compiler les textes rédigés lors de l’atelier d’écriture anthologie proposé par F. En relisant, le rouge me monte au front et, ce faisant, m’indique une béance personnelle. C’est si écœurant que tente de combler la béance par le mot fatigue. C’est exactement comme ça que ça se passe : soudain fatigué, ça me fatigue. Alors on se couche. Pas la peine d’aller plus loin. On devient invisible sur les radars. Disparition totale.

Puis je pars en vacances, quelques jours, et, bien sûr, j’essaie d’oublier cette défaite. Mais pas si simple. Le contournement est peut-être une solution. J’évite les autoroutes, emprunte les routes départementales, et durant le trajet ne cesse de ruminer les raisons plausibles de cet échec. Beaucoup de culpabilité, comme si j’avais commis le pire des péchés, celui d’abandonner. (L’étymologie de péché, c’est ça, disent les Grecs – exactement – l’échec, manquer sa cible, surtout celui de ne pas réussir à créer quelque chose de personnel, ce pour quoi on semble fait, qui nous permette d’apporter une petite pierre à l’édifice général du monde.) Voilà pour la nécessité d’écrire, la honte ou la culpabilité éreintante, un boulet qui te transforme en bagnard. Un Cayenne personnel. Comment s’y prendre ensuite sans que ça ne soit artificiel ? J’ai tellement peur que ça le soit toujours. C’est que j’ai acquis une sorte de seconde nature dans le fait de me leurrer tout seul. De m’inventer des personnages, des postures. Ne m’en rends même plus compte tant cette seconde peau colle à l’originale. Le dégoût aussi est un élément clé, ne pas l’oublier. Est-ce que c’est le dégoût du monde, de soi ? La question taraude, torture, crève. Ça doit faire aussi partie de la nécessité de crever cet abcès. Sans savoir si, après avoir coupé les branches donnant ce qu’on pense être de si mauvais fruits, l’arbre y survivra. Mais qu’importe, contournons ; qu’y a-t-il à perdre ? De cela aussi, une immense lassitude, cette question du gain et de la perte, insupportable. Bien sûr, rien à voir avec une résistance véritable, ici pas besoin d’être un Jean Moulin, de poursuivre jusqu’à la mort en serrant les dents, d’autant qu’ici nul autre à dénoncer que soi-même, alors allons-y.

Le protocole, le premier texte, le préambule, l’hypothèse est là : écrire un texte chaque jour dans lequel tu pars de ce qui vient, n’importe quelle pensée, rêve, image, pour aboutir à l’idée de cette fatigue. Ensuite, à la fin du voyage, des vacances, tu fais le point et selon l’expression consacrée :Tu verras bien