Il fait plus frais, ce qui rend les promenades quotidiennes plus agréables. Hier, nous sommes retournés à Saint-Pierre-de-Boeuf avec les enfants. Nous avons relevé dix-huit degrés sur un baromètre accroché à une façade. Eux aussi sont inquiets de la rentrée qui approche. M. entre en sixième, et de plus, dans une nouvelle école à Melun, où il ne connaît encore personne, ce qui représente pour lui un grand changement, une angoisse dont il se défausse. Le ton exagérément fort et haut de sa désapprobation lorsque je lui demande s’il n’a pas un peu peur de cette rentrée en dit long. Pour L., pas de souci en apparence ; elle affiche un visage toujours aussi lisse face aux événements, le visage d’une petite fille de huit ans qui en dit déjà long sur la fabrication des masques. Mais quand ils jouent ensemble, se taquinent, chahutent, les masques tombent, et toute la candeur et la cruauté de l’enfance réapparaissent. Ainsi est la raison des saisons qui reviennent : ce qu’on n’a pas encore tout à fait perçu l’année dernière, on le percevra un peu mieux cette année. Le programme de la journée, de ce jeudi – il faut toujours un programme – est d’occuper M. en vidant quelques inutilités de la maison et de la remise, de les charger dans le véhicule et de les transporter à la déchèterie. J’ai réussi à repousser ce moment en fin de matinée. En attendant, les deux enfants dorment encore à poings fermés. Ensuite, les courses, la préparation du repas, puis le fameux temps mort en début d’après-midi, une vacance instaurée pour toute la maisonnée. Hier soir, je me suis empressé de survoler Penser librement d’Hannah Arendt pour m’engouffrer dans son Walter Benjamin, la version américaine traduite par Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, Allia Éditions, 2007. Mais il y a eu des parutions antérieures chez Gallimard, dans Vies politiques, en 1971.

Le mot « fameux », son étymologie, provient de Fama, la réputation, la renommée. C’est ce tout premier mot, Fama, avec lequel commence le Walter Benjamin d’Arendt, et l’observation que la gloire posthume ne tient pas tant à un coup de dés qu’à la reconnaissance la plus haute de la part de leurs pairs pour un homme ou une femme de leur vivant. Chance donc pour Walter Benjamin d’avoir eu des amis tels que Gershom Scholem et Theodor Wiesengrund Adorno, responsables par la suite de l’édition posthume de ses œuvres et correspondances.

J’écris « chance », mais la chance n’a peut-être rien à voir avec la qualité des amitiés, pas plus que la célébrité posthume avec le hasard. La chance ici est ce mot fourre-tout créé par le ressentiment de celui qui pense en être exclu. Sans doute parce qu’il est encore persuadé que l’amitié est due à la magie, au hasard, à la destinée. C’est sans doute un peu vrai, en partie, à l’étape cruciale de la rencontre. L’éblouissement de la rencontre, dont on regrette presque instantanément que son éclat diminue avec ce mauvais point de vue dû à la familiarité, à l’habitude, à la paresse, à un aveuglement finalement, dont on espère que l’éblouissement nous extraira. L’effet flash des œuvres qu’on ne supporte plus de voir au bout d’un jour ou deux accrochées à un mur. La fatigue, surtout celle subie par les fatigués de naissance, aspire à ce genre d’éblouissement, les crée au besoin, puis se hâte de les détruire comme pour mieux renforcer sa position dans la lassitude du monde. De là, tous ces livres, ces vidéos, ces formations, ces programmes coûteux ayant pour but une méthode infaillible pour « se faire » des amis. J’ai toujours méprisé ce genre d’information, à mon sens trop liée à l’idée d’une arnaque, à l’intérêt purement pécuniaire de leurs instigateurs, bougnats, fouchtras et tout leur charabia. Parfois, je me suis dit toutefois que j’exagérais, que je voyais tout en noir, que peut-être ce n’était pas si toxique que je pouvais le penser. N’est-il pas naturel, voire souhaitable, de gagner son pain en apportant aide et compétence aux autres ? Cependant, toujours je rebrousse chemin, je reviens à ma première impression, à cette notion d’abus, de tromperie. Il s’agit là essentiellement d’un rapport personnel à l’argent, j’en suis tout à fait conscient. Cette critique, au bout du compte, n’est qu’une projection à l’extérieur d’un conflit d’intérêt intérieur. L’habitude de penser qu’on doit être rémunéré pour tout, et que le monde étant fait à ma propre image, les autres pensent de même. Et qu’à partir du dépit, de l’agacement que provoque une telle prise de conscience, après la chasse aux responsables possibles d’un tel état de fait, je ne puisse encore que tomber sur moi seul comme source d’erreur, comme pêcheur. Et qu’ensuite l’ennui, la culpabilité, la honte, le remords, les regrets resserrent leur étau, me pressent comme un fruit mûr afin de faire jaillir la fatigue d’un tel apitoiement sur soi-même.

Le fait d’avoir toujours bien voulu considérer l’amitié comme une grâce la dispense instantanément des critères habituels de la durée, comme d’un entretien à mes yeux toujours coûteux. Les efforts qu’il faut désormais produire pour entretenir les relations, faire signe notamment afin qu’on ne nous oublie pas, que l’on fasse comprendre à l’autre qu’on ne l’oublie pas non plus, ne rentrent pas dans l’image que je me suis toujours fabriquée des grâces et des affinités. Quelque chose d’impérieux me rappelle à chaque instant que la grâce est éphémère, qu’elle n’a pas vocation à durer, ni même à nous offrir une raison d’être. La grâce et la violence ont ceci en commun qu’elles sont sans raison. Elles surgissent, interviennent pour des raisons obscures qu’il ne sert à rien de vouloir disséquer, puis elles passent. L’erreur de tout un courant New Age est de vouloir s’accaparer l’idée d’une durée. Un éveil, une illumination, un nirvana sur lequel on pourrait enfin souffler, respirer tout son saoul, et ce pour une éternité, est à mon sens totalement ridicule, inepte. J’y vois un prolongement du profit hors de sa sphère habituelle. Le capitalisme étant une pieuvre s’emparant de tout, y compris de nos affects, des religions, de la spiritualité désormais. C’est une inversion de valeurs comme tant se propagent aujourd’hui. Et de voir qu’il suffit de bien placer quelques symboles, inversés eux aussi, de réinventer des histoires pour frapper de plein fouet le cerveau droit de l’opinion publique… L’acuité avec laquelle il m’arrive de repérer ces processus m’épuise ou me révolte, me révolte et m’épuise.

1940 : au moment le plus sombre de la guerre, la disparition de Walter Benjamin, première vraie perte qu’Hitler aura fait subir à la littérature allemande, dit Bertolt Brecht. La mort de ce qu’on nomme un génie par ceux qui ne se reconnaissent pas génétiquement du même bord. L’idée d’une déchéance personnelle éclairée parfois par les lueurs attribuées aux génies, aux Djinns, aux anges. Une autre sorte d’éblouissement dont on ne sort pas plus indemne que de l’autre, dû à l’affinité, à l’amour, à l’amitié. Une petite voix qui ne cesse plus de nous seriner intérieurement que nous n’en sommes pas dignes, que ce n’est pas pour nous déchus… Comment donc s’en sortir sinon par l’effondrement, par le retournement des valeurs, par une révolution ? Pas de société sans classe, sans classement, sans génies et dégénérés, sans élus et déchus. L’idée d’une race pure, d’une race originelle, que l’on attribue à Hitler, on ne s’en est pas débarrassé avec sa disparition. Il me semble que cette idée est là de tout temps et que de temps à autre, elle refait surface. Elle est à nouveau là, ici même, dans le pays aujourd’hui. Elle nous arrive de toutes parts, de l’étranger, de l’inconnu, elle fait de nous des inconnus et elle nous rend plus que jamais, par cette ignorance, malléables à volonté. Quelle fatigue d’y voir clair ainsi, aussi profondément parfois que, pour m’en débarrasser, il me faille sombrer dans l’idiotie crasse, régresser par réflexe dans l’ironie douloureuse, le calembour douteux, m’évader dans des fantasmes de dimensions parallèles, des trous de ver, dans des forêts peuplées de fées et de lutins au chapeau vert.