J’essaie d’avoir de la suite dans les idées, mais ce crâne, ce n’est pas le Ritz. Plutôt un taudis. Une piaule d’ado en bordel. Le fait est que c’est un désastre. Le fait est que la douleur de tomber de haut dépend de la hauteur où tu crois te situer. Le fait est que, toi, te tenant à la hauteur des pâquerettes, ça ne peut jamais faire bien mal. Sauf si tu es un insecte, un être insignifiant qui fait un faux pas et dégringole d’une feuille de laurier. Même quand ta carapace en prend un bon coup, se fêle ou éclate. Terre, voilà c’est le mot, te voici à terre, le choc de la réalité encore une fois. Combien de fois te retrouves-tu à terre sans jamais vouloir l’admettre, combien de fois encore le faudra-t-il ? C’est cette question, ce doute, qui t’aide à te relever. Tu ne connais pas la limite de la lassitude de choir. Peut-être que tu es un genre d’Auguste, ton rôle est de te casser la figure dans la sciure, comme pour dire quelque chose de tout à fait sérieux aux gens ici assis sur les gradins. Souriez. Nous sommes en enfer, c’est vrai, mais pas de quoi en faire tout un plat. Tombez, relevez-vous, recommencez. Vous verrez, ce n’est pas loin d’être un sport. Pas de jeux olympiques pour les clowns, pour les losers professionnels. Et ma foi, tant mieux, quelle horreur que ces jeux, insupportable. Mettons que je mette un bémol : c’est encore trop fort l’horreur, l’insupportable, bien trop exagéré… quelle fatigue ! Ça va mille fois mieux.
La rentrée approche à pas de loup. Pas retrouvé mon uniforme de petit chaperon rouge. Ma chandelle est morte, plus de plume pour écrire un mot, il n’y a plus qu’un clavier et cette fatigue qui semble être en béton. Et bien sûr, l’illusion des rituels reprend racine : faire les courses, faire la bouffe, le ménage, recoudre un bouton, faire une machine, balayer l’atelier, récurer, ranger. Dans le fond, la même impossibilité se reforme comme une nuit, celle de ne pas avoir le temps comme on a la plus belle fille du lycée, pour en jouir ou on ne sait quoi, tout son temps pour écrire ou lire, pour tenter d’ élucider quelque chose. À chaque fois que l’on croit s’en approcher, jeu de l’oie, quatre cases en arrière, la force de l’ordinaire nous dégomme, l’abjection ici-bas règne en mère maquerelle. Toute résistance amplifie la difficulté, les épines des barbelés pénètrent d’autant plus loin dans les chairs, la lucidité devient la plus grande gêne. La banalité du mal est toujours là, à l’œuvre. Il n’y a qu’à regarder autour de soi et rester bras ballants souvent, impuissant. Ça ne sert à rien de gueuler, à rien de rien. Ça ne sert à rien de faire mille pages non plus sur le sujet. Ça n’intéresse personne. Les œillères collent aux pupilles via les affiches publicitaires.
Mais rien que pour soi déjà, effectuer ce nettoyage en profondeur, retrouver tous ces sentiers, traquer les fumets de la fatigue, ça vaut sans doute le coup. Me revient le terme employé par Carlos Castaneda, appris d’un vieil Indien Hopi : récapituler pour dénouer les nœuds où se trouve bloquée l’énergie. Car il est possible qu’il s’agisse de décoincer quelque chose dans le temps, une lassitude qui s’accumule ainsi par strates année après année, une sorte d’hygiène.
Revenir au premier contact avec la fatigue demande des efforts et pas sûr qu’ils proviennent de la mémoire. Plutôt tenter de ralentir le défilement des images peu à peu, replanter un décor, chercher des détails, dans le langage essentiellement, car il me semble que le premier sens qu’enfant je cultivais, développais, est celui de l’ouïe.
L’horloge qui sonne dans une pièce de la maison ses cinq coups, puis le quart et la demie. Un coq qui s’égosille. Encore qu’ici une confusion s’installe, car pas de coq dans le 15e arrondissement de cette ville. À la place, des sons d’objets métalliques dans un plat métallique. Première opération chirurgicale, une histoire de testicules qui ne sortent pas comme il se doit. Même à la naissance, après l’empressement de sortir plus vite que tout le monde d’un ventre maternel, il faut qu’un obstacle soudain se dresse : pas de couilles, comme un cheval qui refuse l’obstacle et désarçonne son cavalier. La médecine remédie bien à ce genre de fainéantise. Ça y est, c’est un garçon. Déception de la mère qui voulait une fille. C’est pas faute d’avoir tenté, premier échec, on ne se souvient pas à quel point il est cuisant, ni si déjà après l’effort de naître, de survivre à l’engouement, à la hâte d’exister, tout ça ne m’a pas mis à plat derechef.
Trop autobiographique, décidément, je ne sais toujours pas faire autrement. Même si en préambule j’essaie de dire que tout est de l’imagination, cette sensation d’impudeur persiste.
Repense à ces spectacles, ces affiches, cérémonies d’ouverture, de fermeture des Jeux Olympiques. Quelle fatigue de voir à quel point la mise en scène d’une décadence programmée est évidente. Ridicule, toute cette symbolique satanique, et surtout aucun rapport avec ce qu’est censé être cet événement. Tout cela se réduit à du pain, des jeux, et du délire donc. Du cynisme. Du foutage de gueule. Symptôme d’un ennui profond, d’une fatigue à maintenir un cadre démocratique ou républicain, fantasme de monarchie toute-puissante, voire divinité insectoïde peinte en plaqué or pour évoquer l’ange déchu, le rebelle. En fait, ce petit homme et sa cour, obsédé par le faste de Versailles mais n’arrive pas encore à sa hauteur, n’a pas encore saigné suffisamment la France, les contribuables, résultat beaucoup moins chouette, et même pathétique vraiment. Il faut vraiment être lobotomisé pour ne pas sentir que ça pue la merde au royaume du Danemark.
Il donne son opinion l’éreinté, comme c’est rare. Peut-être est-il temps de la donner un peu ton opinion. Peut-être que donner son opinion pose le bonhomme. Peut-être qu’on n’existe vraiment dans le monde qu’à partir de ce fait : donner son opinion. De là, ensuite, à se faire bombarder nuit et jour par des sondages d’opinion pour renforcer la farce. Mais là, ce n’est pas vraiment une opinion, c’est bien plus un cri de fatigue.
La mort d’A.D., apprise hier, me laisse assez indifférent. À moins que ce ne soit plutôt tout le battage médiatique autour de la mort d’A.D. Ces charognards. Finalement, l’absence de pudeur des médias n’est pas si éloignée de ce que je pense être la mienne, seule différence : je ne gagne pas d’argent avec. Il est question déjà d’hommage national, on n’est plus à ça près. Le spectacle continue, show must go on. Mais comment en est-on arrivé là, à un tel point de lassitude, ne pas vouloir voir que tout ça n’est que du spectacle, que derrière les masques, les postures, il n’y a que du vide. La dictature est déjà là sous forme d’une démocratie illibérale. C’est-à-dire qu’on s’assoit sur le suffrage universel, les institutions, on ne s’appuie que sur des règles que l’on détourne selon le caprice du moment.
Nouvelle panique en vue avec le monkeypox, la variole du singe- nouvelle peste bubonique à l’horizon-et déjà, sans que les médias l’évoquent, des mesures sont prises pour resserrer l’étau sanitaire en prévision d’une future pandémie. Comédie des campagnes de vaccination à prévoir. Mais on ne m’y reprendra pas deux fois, la dernière injection reçue m’a dézingué, j’ai mal aux pieds et aux jambes depuis. Fatigue de la servitude, volontaire ou pas. Peut-être qu’un sursaut parfois, comme se réveiller, rétablit les canaux, débloque l’énergie, redonne la pêche.