18 juillet, 23h30. Et bien la proposition du jour résonne avec ce que je fais ou crois faire, peut-être sur ce blog, ou l’autre, ou encore dans la peinture, partout. C’est-à-dire à fuir toute notion de projet. J’ai élaboré récemment, il y a quelques semaines, une sorte de système. Scribe compulsif, j’écris tout un tas de textes sans queue ni tête, mué par une sorte de nécessité, parce que j’ai dû entendre et croire qu’il fallait une nécessité sinon rien. Donc j’écris du matin au soir, du soir au matin, accumule, réponds à la nécessité. Peut-être une façon raisonnable d’exister sans trop emmerder le monde – encore que tout le monde n’opinera pas, c’est courru d’avance. Ruiner de cette façon la sacro-sainte idée de nécessité comme celle de projet ou de méthode est forcément un crime de lèse-majesté. L’avantage de cette méthode est de découvrir qu’il n’y a pas d’avantage à repousser trop loin ces publications. Vouloir prendre de l’avance sans creuser en profondeur tout ce que ça implique. Une sorte d’égarement léger en résulte, une ivresse si l’on veut, du même type que celle dont parle Manganelli dans Centurie. Cette ivresse, à surveiller étroitement, risque à chaque instant de s’échapper de toute velléité de contrôle – n’est-ce pas sa seule raison d’être ? Où en étais-je ? Quelque vingt textes d’avance et une impression brumeuse. Tout dépend, je pourrais aussi dire une impression délicieuse. Celle d’échapper à la chronologie, avec tout le risque que ça comporte vis-à-vis de l’angoisse (si précieuse) entretenue avec le temps. Le fait de perdre quelque temps cette relation amoureuse, passionnée avec l’écoulement, le sablier, les horloges, le désir ou la trouille de la mort. Ce n’est pas une victoire. Ce n’est pas une défaite. C’est inclassable encore. C’est posé sur une marche dans l’attente d’une nomination. Dans la pénombre. En dehors des rampes de néons, en dehors du spectacle. J’écris aujourd’hui le 18 juillet un texte visible sur mon blog seulement le 2 août. Donc ce n’est pas 20 jours mais 13. Soit presque moitié moins que ce que l’ivresse (marseillaise ?) propose à l’imagination. Pourtant, j’ai décidé de le publier aujourd’hui. Pourquoi par défi de la chronologie, peut-être pour goûter à l’ivresse de l’instantanéité, ou peut-être simplement pour dialoguer avec toi, lecteur, dans l’immédiateté de la création ( mais ici tu sais que toi c’est moi toujours moi seulement moi ) En attendant, la tenue méticuleuse (j’aurais voulu tant qu’elle le soit) des chroniques m’échappe. Peut-être parce que je me serais tellement accroché à cette tenue n’ayant rien d’autre à quoi me tenir. Et qu’au bout du compte, le saut dans le vide n’étant pas décidé, il adviendrait par la bande, l’impression d’appartenir à un groupe, une communauté, un collectif, comme par surprise, avec tout l’étonnement que ça comporte. Se fier au langage plus qu’à sa pensée, à sa tête, à ses idées, c’est effectuer peut-être le même saut quantique qui fait passer du dessin mou gris sans vigueur au contraste. C’est oser faire confiance au langage, seule manifestation acceptable du génie collectif. Mais ai-je un autre choix ? Je refuse l’idée de projet. Je me suis arcbouté depuis des années désormais contre ce mot issu du mensonge capitaliste. Depuis le début. Le projet en tant que produit déguisé. Projet d’études, projet professionnel, projet de vie. Le genre de mot qui vous retourne l’esprit, vous rend malléable sans même que l’on s’en rende bien compte. Exploitable encore, avant d’être à nouveau un défavorisé. Je continue donc cet atelier d’écriture pour le simple plaisir de le suivre, pour me dire que je peux comme tout le monde suivre quelque chose, mais en revanche sans me faire d’idée, sans mijoter de projet. Ce que j’aimerais, et sans doute faudrait-il que je sois plus clair avec moi-même, c’est que le livre sorte tout armé de ma tête. Ce serait chouette (pour faire écho à Minerve). On peut rêver. Ruser. Détourner. Donc l’exercice serait de relire les 29 textes déjà écrits durant cet atelier et en sélectionner trois (sur quelle base ?), en prendre 3 que l’on pourrait ensuite réécrire ? Comme à chaque fois un début de roman. Donc au lieu d’imaginer une cohérence qui naîtrait de l’hétéroclite par hasard, prendre le taureau par les cornes et décréter que le hasard, c’est le sens qu’on impose tout à coup. Faut-il mettre les titres dans un chapeau et en tirer trois au hasard pour commencer ? Ou bien partir selon ce que l’on imagine d’affinité avec tel ou tel texte au moment précis où l’on s’interroge sur ce qu’est un choix, j’avoue que je ne sais pas me décider pour une ou l’autre de ces méthodes. Méthode. Tiens, voilà un mot qui me vient sans que je n’aie rien demandé. Méthode dans mon esprit est très proche de projet. Quelque chose de dégoûtant. Ce renoncement farouche à toute notion de projet pourrait bien faire un texte. Un homme renonce à tout projet. Il rencontre une femme dont la seule raison de vivre est d’avoir des projets et de les mener à bien. C’est tellement paradoxal que ça semble bien réaliste. L’hypnose à laquelle conduit la notion de projet, la bulle que ça forme entre les êtres. Bien sûr certains vont se trouver parfaitement heureux de mener un projet de manière collective. L’impression d’être fédéré par cette idée. Tu n’es plus seul, tu as un projet. Si tu es sans projet, on se méfie de toi, tu es à la marge, te voici désœuvré, inutile, nocif, toxique. L’idée m’a traversé de produire ce texte en réponse à la proposition 27 de l’atelier d’écriture. Puis j’y renonce, ce texte sera publié le 2 août, même si je n’aime pas les méthodes ni les projets, il semble qu’on ne puisse pas s’en passer tout à fait.
Ajout du 31 juillet. C’est le cas typique d’un texte qui me fatigue sitôt la relecture. Mais je ne l’efface pas. Je me méfie de ce genre de fatigue. Il faut laisser une chance au texte de mûrir. En tous cas me voici bouté ( par une sorte de surnaturelle bizarrerie ) hors de cet atelier d’écriture, je n’arrive plus à m’y remettre vraiment, dans ce cadre en tout cas. J’ai compris (enfin ) la proposition 30 où il suffit de créer une sorte de compilation de tous les textes déjà écrits afin de pouvoir observer le travail sous un autre angle. Mais comme j’avais déjà eu cette idée juste avant, peut-être un jour ou deux, je n’arrivais pas croire que c’était exactement la même idée… Etrange. Parfois j’ai l’impression que F. lit par dessus mon épaule et qu’il s’en inspire. ( évidemment que c’est une blague, F. a bien autre chose à faire) Trouvé sur Anna’archive une « histoire de la fatigue » que je suis en train de dévoré sur ma tablette, en prenant soin d’annoter les phrases :
Une hypothèse traverse ce livre : le gain d’autonomie, réelle ou postulée, acquis par l’individu des sociétés occidentales, la découverte d’un « moi » plus autonome, le rêve toujours accru d’affranchissement et de liberté ont rendu toujours plus difficile à vivre tout ce qui peut contraindre et entraver.
C’est que la fatigue est au cœur de l’humain. Usure inéluctable, elle incarne sa « limite », au même titre que la maladie, la vieillesse ou la mort. Elle symbolise sa fragilité, son « manque », désignant un obstacle largement partagé : celui, « interne », venu des limites de sa propre existence, celui, « externe », venu du monde, de ses contraintes, de ses oppositions.
Car, dans le cadre qui est le nôtre, celui de l’histoire de l’Occident, la perception de la fatigue varie d’une époque à l’autre. Son évaluation se déplace. Ses symptômes se modifient, ses mots s’ajustent, ses explications se déploient. Immense parcours où il nous faut croiser plusieurs histoires : celle du corps, de ses représentations et des pratiques de santé, celle des modes d’être et d’exister, celle des structures sociales, celle du travail, de la guerre ou du sport, autant que celle de nos constructions psychologiques, jusqu’à notre intimité.
Les diverses façons d’évoquer la fatigue au cours des âges, notamment au Moyen-âge, ne change rien au fait qu’on ne puisse tant définir ce qu’elle est. On la perçoit visuellement en premier lieu chez autrui car on s’attend via à un certain nombres de signaux évidents, on nous aura certifié cette évidence, cernant une lassitude, un épuisement, une fuite des humeurs, un déssèchement, à ce que ça nous parle de la fatigue, d’une image proche de celle de l’anéantisement où de la mort. Ce que l’on prone évidemment en creux dans cette histoire c’est l’endurance, l’héroIsme, l’enorme « bonne » volonté à en remettre un bon coup pour assassiner son ennemi. Sauf que l’histoire ne conservera la trace de ces actes héroiques que d’une caste ou l’autre, les valeureux chevaliers portant 25 kilos de métal sur le dos, ou encore les saints qui vont pieds-nus à Saint-Jacques de Galice, au Puy-en-Velais.La fatigue c’est quand on sent parfaitement bien à l’intérieur de soi que l’on est en train de perdre son temps, qu’il y a une plaie quelque part ( mais où ?) par où le temps comme une humeur parmi d’autres s’échappe, nous échappe. Car si je prends un moment pour m’asseoir au beau milieu de la fatigue, si j’essaie de savoir cet endroit d’où elle fuit, comme on examine avec minutie la chambre à air d’une bicyclette, il m’est fort difficile de le sentir en un point précis, indaignable.
le 1 aout, 8h. Bien lu une cinquantaine de pages entre hier et aujourd’hui, les lionnes de L. E. Je comprends qu’il puisse y avoir un genre de fascination. Et ça donne aussi envie de se lancer dans cet exercice de flux intérieur, c’est vrai, mais pas sûr mille page bon Dieu. Et revient encore une fois cette impression d’être berné par quelque chose, je ne sais quoi, l’art contemporain en tout. L’aspect terriblement technique au dépens de la sensibilité me paraît-il. Et ce qui me semble troublant c’est que si contre culture il ya, par exemple en littérature, l’usage des listes, des inventaires, notamment celui de produits de grande consommation est un contre-emploi. C’est mettre encore trop à l’honneur, et qui sait à la postérité des choses abosolument stupides, totalement dénuées d’importance, de la réclame ni plus ni moins. Mais peut-être à propos de L.E, je parle sans savoir, je ne suis pas allé jusqu’au bout, je vais encore trop vite, des jugements à l’emporte-pièce, de quel droit t’en mêles-tu, qui es-tu pour t’en mêler, sans compter que ça ne risque d’interesser que toi seul comme d’habitude, et encore, tout au plus un jour ou deux, le fait que tout ça me paraît terriblement « intello », et aussi moi disant comme ça paraît « intello », je ferais mieux de me dépecher d’aller arroser, avec la chaleur qu’il va encore faire aujourd’hui, d’être un tout petit peu utile à quelque chose, aux plantes au moins, et à la chatte qu’il faut nourrir, je me suis demandé hier soir en la caressant si nous étions des âmes soeurs s’épaulant en cette vie pour affronter et si possible résoudre un soucis d’âme, comme nous avons désormais des vies bien calmes réglées comme du papier à musique, si l’on peut dire, cela pourrait laisser penser que nous avons vaincu notre curiosité pour le monde ou pour autrui, en grande partie, car je ne peux pas me passer de livres, et de contempler les plantes, comme elle les oiseaux, pensé aussi et ce depuis plusieurs jours que je ferais tout aussi bien d’écrire dans un cahier, un carnet comme autrefois, le carnet nécessite suivant la taille une économie, le cahier il le faut gros, épais, broché, j’aimais particulièrement ce genre de cahier autrefois, je ne me souviens plus du nombre de pages, 192 de mémoire mais pas sûr et pas envie non plus d’aller vérifier, le fait est qu’aujourd’hui on est tenté d’aller tout vérifier, c’est si facile de taper un mot sur un moteur de recherche, Lucy Ellmann, apophtegme, Avenue Charles Vénuat, Vallon en Sully, Charles Vénuat, Claro, pogrome, le fait est qu’il suffit aussi de vouloir faire la liste de toutes ces recherches effectuées pour qu’au bout de quelques unes on cale, comme si la mémoire n’était valable que vive, pour une durée très limitée, un genre de maladie d’Alzeimer se propageant dans le monde occidental à la vitesse des vagues au pied du Mont-St-Michel, Mère Poularde, douleurs terribles dans les pieds, le gauche comme d’habitude, l’omelette bien baveuse, les étendues plates de cette partie du monde dont on se demande encore si c’est du normand ou du breton, crèpes, galettes, pavés trempés dans le café, fondant sur la langue, la langue de boeuf avec une sauce aux capres, légèrement filandreuse, oh le souvenir même du goût au début effroyable de la langue de boeuf, auquel on s’habitue avec les années, dimanche d’hiver après dimanches divers, à sentir l’odeur qui monte depuis la cuisine vers les chambres, et celle des rognons sauce madère, oh mon Dieu, je ne suis jamais à Madère, je ne sais même pas où c’est, et le pire c’est que je trouve même pas ça grave, pas ennuyeux, pas désolant, je sais qu’à tout instant je pourrais taper Madère sur mon moteur de recherches, tant que je dispose d’un moteur de recherches, combien de temps encore disposerons-nous d’un moteur de recherches, est-ce que déjà la moteur de recherches ne dispose pas de nous, et je me demande aussi si je ne suis pas ici dans la lecture puis la copie de L.E dans un nouveau plan de la fatigue, dans le fait de fatiguer quelque chose en mettant plus de point seulement des virgules sans même avoir recours au fameux le fait que.
[2 août 5:51] Je relis et il faut encore que j’en rajoute. Pour aller jusqu’au bout d’un autre genre de fatigue, la fatigue du don. Je me souviens, déjà enfant, ce n’était jamais assez, même après avoir donné ma chemise. Je crois que la pensée de donner ma peau, ma chair, mes os continuait à me hanter ainsi que cet obstacle, l’impossibilité de le faire, comme si ce n’était jamais assez, jamais suffisant, comme un défaut d’accommodement de ce que signifient vraiment les mots échange, valeur, prix à payer, marchandise, amitié, amour. Comme si tout était finalement déjà perçu comme marchandise, très tôt, précocement. Si j’avais pu alors me débarrasser de moi dans le prix d’un échange, si j’en avais eu la moindre possibilité, je n’aurais alors pas hésité à le faire. En contrepartie, qu’on m’aime un tout petit peu, pas grand-chose, une parole vraie, que je sentirais au moment où elle serait prononcée indubitable, irrévocable, ou un geste. Or, tout n’était jamais empreint que de fausseté, quelque chose m’en avertissait presque simultanément, malgré tout mon désir, tout mon allant, toute ma volonté de m’illusionner, à inventer des merveilles. L’horrible, l’effrayant, le décevant arrivaient ventre à terre dans cette simultanéité de l’échange. Peut-être parce que justement ce n’était jamais autre chose que de l’échange. De là, est-il honnête de penser que, soixante ans plus tard, je sois aussi crevé par toute notion d’échange ? Bien possible. Et surtout, intéresse-toi à la manière dont tu règles le problème de cette fatigue-là, par le don, par tout le déversement d’encre (virtuel puisqu’il ne s’agit plus que d’une sorte de bruit numérique) chaque matin.
Morts presque en même temps deux monuments, Charles Juliet et Annie Lebrun