Depuis Saint-Jean-Pied-de-Port jusqu’à chez nous, en passant par les petites routes, il faut compter environ dix heures de route. En fait un peu plus si l’on s’arrète, mettons douze. Sommes partis de notre champ à huit heures et arrivés vers vingt-trois heures . Les derniers virages dans la nuit, pour rejoindre Bourg l’Argental et ensuite la vallée, la fumée blanche des usines se découpant sur le ciel sombre, le retour au bercail, la sensation d’épuisement total ; ça ne vient pas que de la route. C’est quelque chose qui guette, qui ne cesse de guetter, puis qui au moment où l’on s’y attend le moins, vous saute dessus. Fatigue et déprime. On comprend que les falaises lâchent, qu’elles perdent des pans entiers dans l’océan, la mer. A un moment, il y a toujours ce moment- les falaises n’en peuvent plus de se contenir. La fatigue, un autre nom pour l’entropie, l’usure naturelle du monde dûe au temps qui passe, dont on sait, on sent qu’il ne se rattrape pas.
Toujours eu cette sensation de ne pas être abouti, achevé, fini et pour me l’expliquer, me justifier , toujours la référence au fait d’être né prématuré. C’est tout à fait ridicule bien sûr. Pour la plupart des gens que je connais, ça l’est. Et je suis tenté de me rassurer aussi en pensant que c’est tout à fait ridicule. Sauf que ça ne me rassure pas, ça m’éreinte. Ce qui m’éreinte surtout c’est de faire semblant d’adopter ce raisonnement. Alors qu’au fond, des forces obscures ne cessent de chuchoter que ce n’est pas tant ridicule que ça. Il y a toujours cette friction entre ce que pense tout le monde et ce que je pense en premier spontanément, qui semble ne rien devoir au jour mais bien plus à la nuit, au chaos, à la folie- ce que le monde nomme la folie. Mais qu’un fou en traite un autre de fou n’est-ce pas aussi ridicule, fatiguant, épuisant, surtout de tourner en rond ainsi.
Je n’arrive pas à écrire de fiction, même avec la meilleure volonté du monde. Parce que la définition de ce qu’est une fiction n’est pas claire. Ainsi, partir du réel, par exemple de ce que l’on veut nous faire passer pour du réel, article dans le journal , un fait divers- pose déjà problème par la façon dont je le lis, comment on me le raconte, comment j’en comprends la raison, la motivation, les ressorts. Aussi loin que je puisse me souvenir, ce hiatus a toujours éxisté. Il y a toujours une rupture, une hésitation, un trouble, entre ce que l’on me raconte, ce que je veux bien en comprendre, ce que j’en pense ensuite. Avec au final cette sensation d’inachèvement, cette culpabilité de n’être pas certain d’avoir tout compris. Ce qui produit à la fois agacement, révolte, portes ouvertes enfoncées, régression dans des colères enfantines, trépignements, mauvaise foi, idiotie, et enfin je tombe de tout mon long, abattu, le monde m’a eu – c’est l’idée- je suis né ainsi pour être abattu. Et tout ce que je peux vouloir d’autre n’y change rien, parfois j’explique ça par cette sorte de croyance nordique en un destin funeste. Ensuite je réfléchis, je temporise, après une nuit de sommeil, les choses ne s’annoncent pas si terribles qu’on ne puisse les modifier, c’est l’illusion du jour et sa kyrielle d’espoirs. La lucidité s’écarte, laisse la place aux croyances ordinaires, l’effort est quasi naturel de maintenir ensemble tous les morceaux en apparence. On ne se rend pas compte comment cette impression de naturel nous crève.
Sur la route, pendant que S. conduit, je somnole en écoutant un entretien de Nathalie Quintane datant de 2009 et que partage F. Ce que j’en retiens, sa notion d’abjection, si proche du mot ordinaire.