Penser librement, confinements, paix au sein des catastrophes, creuser, action et contemplation, nettoyer son colon, le taureau ennui, une cause possible de la maladie d’Alhzeimer, travail et abondance

Lecture de Penser librement d’Hannah Arendt cette nuit et matin, notamment l’essai sur Nathalie Sarraute et travail, l’oeuvre, l’action. Ce qui me ramène à la lecture très ancienne de Dostoievsky- notamment à partir d’un livre de René Girard ( peut-être critique dans un souterrain ) et bien sûr de Kafka, le Journal puis, sans enchaînement à 2019, à la pandémie de Covid. Le fait est que je commence vraiment à reprendre l’écriture quotidienne régulièrement à partir de ce moment-(octobre 2019 ?) Le résultat sera la publication de Propos sur la peinture, un ensemble de textes mis bout à bout rédigés sur peinture chamanique entre 2018 et 2019. Ouvrage mal fagoté, qu’il faudrait reprendre et améliorer ou bien complètement oublier. L’isolement social obligeant à « faire » absolument quelque chose de soi pour ne pas sombrer. Il y a aussi eu les vidéos sur la chaîne YouTube, plusieurs fois par semaine parfois. Une sorte de fébrilité, d’euphorie. Surtout lors du tout premier confinement. Dès le second, la lassitude, l’angoisse, notamment liée au fonctionnement de l’atelier, aux charges, me tombent dessus. Au troisième confinement, j’ai arrêté de publier des vidéos, me suis retiré des réseaux sociaux.

Je ne me souviens pas de ce que je lisais durant ces divers confinements. Il faudrait revenir dans les textes de 2019, rechercher les divers auteurs auxquels je fais référence, je ne me souviens pas d’avoir cité Arendt, pas plus que Sarraute. Peut-être que j’avais aussi écarté toute lecture à certains moments. Volonté farouche, renforcée, de penser par soi-même, et c’est aussi à partir de là que s’est le mieux exprimée ma capacité à douter. Douter de toute vérité sur quoi s’appuyer afin de conserver à ses propres yeux une illusion d’importance notamment.

La nuit, il m’arrive d’assister à des cataclysmes au cours desquels je suis emporté comme un fétu de paille. À ces instants, je n’offre pas vraiment de résistance, me laisse emporter et c’est presque un soulagement, une libération. La même importance qu’un brin d’herbe, l’éprouver physiquement, ou d’un cachalot, mammouth, fourmi, la même, comme c’est apaisant. Au centre de l’effroi, éprouver soudain cet apaisement est proche d’une grâce. Encore que je réinvente un peu en l’écrivant, il s’agit bien plus d’une sensation qu’on éprouve le matin au réveil. Celle de n’avoir pas plus ni moins d’importance que n’importe quelle créature ou chose. D’une certaine façon, découvrir ou sentir que l’on est tout à fait à sa place, qu’il ne peut y en avoir une autre, au sein même des catastrophes. La fatigue y est sûrement pour quelque chose. Avec celle-ci, l’examen de sa propre idée d’importance se relativise. On découvre qu’on n’est pas tenu de supporter ce poids, qu’on peut baisser la garde, atteindre une légèreté, comme une apesanteur. C’est une erreur cependant de penser qu’on peut résider longtemps dans cet état, de s’y réfugier, d’en faire une forteresse ou une sinécure. Rien ne dure que le changement d’état, le défilement des images, des pensées, des rêves ; l’infini tire son origine de ce changement. L’enfant le sait de manière naturelle, il ne sert pas la main quand on lui donne, il ne veut pas saisir, il n’en comprend pas l’utilité, la raison ; il n’exerce pas de pression, sa main glisse de l’autre main, d’une main à l’autre, sans réfléchir. Il en est de même du regard des nouveaux-nés et des animaux, à la fois candide et sage, il ne se fixe jamais bien longtemps dans un autre regard.

F. parle souvent de creusement. Écrire et creuser, creuser et écrire. De mon point de vue, souvent l’impression de ne pas creuser suffisamment, de rester trop à la surface, dans une superficialité. Il en ressort des sensations désagréables, liées à toute une partie de ma scolarité, avec les notations en rouge dans la marge. Le fameux « peut mieux faire ». Ou encore « élève moyen, ne travaille pas suffisamment, dissipé ». Possible qu’à un moment, fatigué d’entendre ce jugement, je me sois mis à creuser sans le savoir, et surtout à creuser ce que nul ne désire qu’on creuse. Tous ces ressorts ignorés, ceux qu’on ne veut surtout pas voir : l’avidité, la concupiscence, l’ambition, la vanité, le pouvoir, la vulnérabilité des espoirs, l’orgueil lié à la désillusion. Ce que j’en ai fait, un trou immense, mais je ne me suis pas jeté complètement dedans, suis resté sur le côté à contempler le remblai, hypnotisé, sidéré par la tâche effectuée.

La fatigue provient aussi de voir toute la capacité mal utilisée, ou qu’on n’utilise pas. La fatigue vient du fait de se heurter toujours au même mur, que l’on pourrait facilement confondre avec celui des Lamentations. Mais il me semble que j’ai dépassé le cap de me lamenter depuis un bon moment. Celui qui est derrière ce « je », il ne se lamente plus, ils liront cela et ils ne le comprendront pas bien sûr. Ils diront que la fatigue l’a terrassé, qu’il n’a pas su ou voulu remonter la pente, qu’il ne sait pas rebondir. Ils diront tout ce qu’ils disent dans ces cas-là bien sûr et qui les fonde. Et certainement je continue à creuser à ma façon sans trop les entendre, ils sont comme un bruit de fond nécessaire.

L’épuisement mène probablement à une forme de contemplation. Peut-être que toute vie active trouve sa finalité dans la contemplation. Ce qui n’est évidemment pas toujours le cas. On peut vivre une vie active et en mourir tout simplement, comme on peut exercer des travaux subalternes, seulement alimentaires, et se mépriser soi-même de n’avoir rien produit d’autre pour la communauté qui la modifie voire l’améliore. Et ainsi passer loin de l’étape contemplative. Ou fausser cette contemplation en l’entâchant de ressentiment, ne plus contempler qu’un désastre personnel. Ce qui n’est pas loin de la définition de l’ennui selon Alberto Moravia : une relation figée avec le monde sans comprendre que le monde est ici soi-même.

Dans l’autre sens il paraît impensable qu’on puisse vivre uniquement dans un état contemplatif. Ce serait contreproductif. Il semble intéressant de poser le concept de fatigue comme intermédiaire entre la vita activa et la vita contemplativa. La fatigue permet de gommer toute distinction de tâches, d’en réduire leur singularité, leur vilainie ou leur noblesse, peu à peu- et ce quelque soient leurs différences , leurs hiérarchies ou leurs formes- cette illusion qu’il peut y y avoir des activités plus nobles que d’autres, plus profitables, intéressantes etc. la fatigue le gomme. Par la fatigue du monde, du siècle on peut ainsi pénétrer dans une forme de dégoût proche de la contemplation, bien loin de l’ébaubissement. Le dégoût permet ce genre de considération au sens étymologique du terme. Voir le pot aux roses plus que l’ensemble des constellations. Et on peut parvenir à cette considération sans en être sidéré, tout dépend du degré de lassitude atteint, de ce qu’elle nous fait perdre d’égoïsme, d’égocentrisme, de vanité, d’illusion. Il faudrait encore de nombreux paragraphes pour tenter d’élucider- si tant est que ce soit à la fois possible sinon nécessaire, les diverses qualités de contemplation ; au même titre que les divers qualités de fatigue. Au final ce n’est que coup d’épée dans l’eau, ça ne sert pas à grand chose, c’est inutile, d’autres s’en sont probablement chargé et mieux que je ne peux le faire. La fatigue mène à la non préférence, à une forme de détachement qui n’est pas pour autant de l’indifférence véritable . La fatigue nous éjecte d’une fréquence, nous transporte vers une autre, rien d’exceptionnel vraiment de le savoir, c’est même parfaitement complètement inutile de disserter sur ce sujet, bien trop fatiguant.

Encore une hypothèse. La paresse du côlon qui n’en peut plus de conserver les détritus d’une vie de bâton de chaise. On croit qu’on est tout esprit, on se trompe, les intestins ont aussi leur coup de mou. Ce que l’on absorbe et digère mal reste coincé dans les parois, diverticules et diverticulites ; pas étonnant que la merde nous monte au ciboulot à ce train-là, la merde et la fatigue évidemment. Un peu de gingembre dans un verre d’eau bouillante, touiller, ajouter un peu de citron (jaune ou vert, c’est sans importance) et boire le matin avant le café. En quelques jours, si la fatigue ne disparaît pas avec ce traitement, regardez votre bulletin de naissance, calculez votre âge ; la magie a aussi ses limites, ses lassitudes.

2h54. le 21 août. Les petits reviennent aujourd’hui. S va les chercher au train de 14h à Lyon Pardieu. Ils restent une semaine. Le programme est déjà fait pour les occuper, qu’ils ne s’ennuient pas trop. Cette peur de S. qu’ils s’ennuient n’est pas la mienne. Au contraire il faut s’ennuyer surtout enfant, c’est mon avis, prendre dès le plus jeune âge ce taureau par les cornes et apprendre à sauter par-dessus, à s’en amuser.

Fatigue d’une certaine vision du travail, qui se présente souvent comme une forme de torture. Torture que l’on s’inglige à soi-même d’abord pour pouvoir subvenir à ses besoins essentiels. Il faut apprendre à gagner sa vie ainsi, si possible sans se singulariser du groupe, respecter autant qu’on le peut qu’on le supporte cet héritage constituer de mots d’ordre. Rentrer dans le rang, se faire discret, , que rien ne dépasse. Ne pas se faire remarquer. Rester modeste. Ce qui finit chez certaines natures à produire une rêverie négative. On fomente des projets que l’on reporte toujours à plus tard, quand ce sera le bon moment. Ensuite on reporte ce moment idéal en fin de carrière, quand on sera en retraite. Or souvent quand arrive cette fameuse retraite, on se rend compte de la véritable nature de ces rêves, ils ne sont présent qu’à l’état de ruines, d’une impossibilité ou impuissance mise à jour. On regrette de n’avoir pas été capable de plus, de s’être soumis à l’ordre des contingences sans rechigner autrement que classiquement, en ronchonnant mais en courbant l’échine ce faisant.

Bien sûr si l’on construit un foyer, une famille, il est aussi dans l’ordre des choses de s’en trouver plus ou moins satisfait. D’y puiser la raison principale d’un tel oubli de soi. Espérer s’en contenter. Tout dépend aussi de ce que l’on a investi comme quantité de frustrations, d’espérances dans la perpétuation de l’espèce. La déception ici encore nous en apprend sur ces espérances, comme autant de gants retournés de notre propre paresse, impossibilité, impuissance. Beaucoup de vieillards aigris, voilà ce que produit cette société qui promet monts et merveilles via des réclames, des mondes virtuels, des jeux vidéos ou olympiques. La fatigue se mue en récrimination, en colère, voire en haine. La haine de l’autre n’est rien d’autre que de la haine de soi que produit le fait de s’être laissé berner depuis la communale jusqu’à l’EHPAD. Si l’on veut trouver un remède à la maladie d’Alzheimer, peut-être qu’il faut commencer par saisir ce mouvement imposé par toute une société et dont la seule issue est de se réfugier dans l’oubli.

Constate que c’est un véritable roman-fleuve, sans doute ce flot provenant de l’euphorie d’avoir trouvé un sujet. Et ainsi je m’en prends à ce sujet comme un patron à son ouvrier, le pressant comme un citron. Honte à moi, une fois de plus. Et bien sûr fatigue en retour, une telle fatigue que je n’arrive pas à dormir. Pourtant, même si les trois quarts de ce qui s’écrit ne vaut pas grand chose au regard de la littérature- telle que je porte au nues, quelque chose me dit qu’il faut en passer par là, ne pas encore me réfugier derrière le prétexte que ce texte ne serait qu’un vulgaire brouillon sans intérêt, par exemple. Ce sont souvent des pensées récurrentes masquant de plus en plus mal désormais ce renoncement à obtenir confiance en soi. D’une certaine manière la confiance est déjà là- sinon je n’oserais rien publier sur ce blog. Et la confiance signifie surtout peu importe que ce soit bien ou mal, littéraire ou pas. La fatigue de se réfugier dans ce manque de confiance, dans ce sabotage permanent, est-elle là à l’origine ou est-elle un produit de ce mécanisme. Bien difficile de le discerner. Autant que de savoir qui en premier de la poule ou de l’oeuf. Ce que je creuse au bout du compte dans le texte d’aujourd’hui il me semble que c’ est aussi une idée toute faite de candeur, de naïveté- ces idées toutes faites qui, en général, font rebrousser chemin parce qu’elles ont tant l’air de clichés, de choses déjà vues et revues, du désagréable en fait.

Hannah Arendt dans son essai le travail, l’oeuvre, l’action établit un distinguo entre travail et oeuvre. Le travail appartenant au lien intrinsèque homme-nature, nécessaire biologiquement, et dont le cadre se borne à la répétition, à l’aspect éminemment cyclique. « Le travail produit des biens de consommation et travailler et consommer ne sont que les deux stades du cycle éternel de la vie biologique. Ces deux stades du processus vital se suivent si étroitement qu’ils constituent en somme un seul et même mouvement : à peine terminé, il faut le recommencer du début. Le travail, contrairement à toutes les autres activités humaines, est placé sous le signe de la nécessité, la « nécessité de subsister » dont parlait Locke, ou « l’éternelle nécessité imposée par la nature » dont parlait Marx. En conséquence, le but réel de la révolution chez Marx n’est pas simplement l’émancipation des classes travailleuses ou laborieuses, c’est l’émancipation de l’homme du travail. Car « le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité […] ( Karl Marx, Capital, III, fragment : « En matière de conclusion », traduit par M. Jacob, M. Subel, S. Voute, in Œuvres, t. II : Économie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 1487.)

Le fait de persister à écrire de si longs textes tient plus d’une forme d’euphorie lié à un imaginaire du travail plus qu’à un imaginaire de l’Oeuvre. L’abondance associée à cette idée de travail puise sa source directement dans l’abondance de la nature. La nature est généreuse par définition puisque qu’elle incarne le flot, le cours des choses dont on ne sait ni où il prend sa source ni où il s’achève. Le travail perçu de cette façon se rapproche d’un fleuve. Ce qui soudain vient se heurter à cette pensée est le mot « carrière », faire carrière. Il me paraît soudain saugrenu d’associer le mot carrière et le mot oeuvre. « L’œuvre de nos mains, distinguée du travail de notre corps, fabrique l’infinie variété de choses dont la somme totale constitue l’artifice humain, le monde dans lequel nous vivons. Ce ne sont pas des denrées destinées à la consommation, mais des objets dont l’usage ordinaire ne provoque pas la disparition. Ils donnent au monde la stabilité et la solidité sans lesquelles il ne serait pas assez fiable pour héberger cette créature instable et mortelle qu’est l’homme » écrit encore Arendt. Autrement dit, une paire de chaussures n’est pas une baguette de pain. Si je ne m’en sers pas, si je n’en fais pas usage, elle ne s’use pas. Le but se tient dans l’idée d’une durée. N’est-ce pas la même chose pour un texte, un livre, un tableau, une symphonie. De toute évidence la durée de l’oeuvre quelle qu’elle soit ne peut rivaliser avec l’infini, l’éternité. Mais une baguette de pain se fabrique pour être consommée le jour même, elle n’a pas même le temps d’entrer dans l’usage qu’elle n’existe déjà plus.