
Il faut compter une heure et trente minutes depuis chez nous pour arriver à Mars, en Ardèche, par la route. S. nous a réservé des places rien que pour nous deux, M. et moi. L. étant à Lyon avec sa marraine. Je remarque clairement la satisfaction de M. qui, pour la toute première fois, est autorisé à s’asseoir à l’avant de la Dacia. Je ne me souviens pas de ce grand événement me concernant, comme je perds la mémoire, c’est fou. Mais la solution existe : il faut que j’arrive à trouver de l’essence de romarin. Un sniff le matin, un sniff le soir et hop — paraît-il — la mémoire revient comme par miracle. Une histoire de neurotransmission. Épatant, si ça marche — encore que si je me pose la question vraiment, je ne suis pas certain de vouloir recouvrer la mémoire. En tout cas, j’imagine qu’on ne peut pas choisir ce dont on veut se souvenir ou pas. Tout reviendrait en bloc, ça me flanquerait au sol pendant je ne sais combien de jours. Bref. Finalement, pas une si bonne idée cette affaire de romarin. Gardons ça seulement comme condiment pour la cuisine. La soirée fait partie du programme établi depuis je ne sais combien de semaines. Bref, nous sommes partis bien en avance et arrivés de même, ce qui fait qu’il nous reste une bonne heure pour aller marcher autour de l’observatoire. Cependant, le ciel se charge de nuages, c’est râpé pour l’observation des étoiles. Il y a une salle communale juxtant le bâtiment surmonté d’une coupole. Un anniversaire, beaucoup de monde, des enfants en pagaille. M. n’hésite pas longtemps pour se faire des copains. Je le regarde courir, s’amuser, se rouler par terre, rire à gorge déployée, s’égosiller, et je m’assois un peu à l’écart pour reprendre la lecture de Portrait d’un inconnu de Sarraute.
Cette fois, comme cela m’arrive presque toujours quand c’est allé un peu trop loin, j’ai eu l’impression d’avoir « touché le fond » — c’est une expression dont je me sers assez souvent, j’en ai ainsi un certain nombre, des points de repère comme en ont probablement tous ceux qui errent comme moi, craintifs, dans la pénombre de ce qu’on nomme poétiquement « le paysage intérieur ». « J’ai touché le fond », cela m’apaise toujours un peu sur le moment, me force à me redresser, il me semble toujours, quand je me suis dit cela, que maintenant je repousse des deux pieds ce fond avec ce qui me reste de forces et remonte…
Cela me rappelle comment j’utilise encore beaucoup l’expression « dans le fond » à la moindre occasion. Et aussi comment, prenant conscience de ces clichés, de ces lieux communs très tôt, je m’en étais méfié, puis les avais ensuite collectionnés, en filigrane toujours cette interrogation sur le langage familier, que l’on considère comme familier. Lieu commun comme transport en commun, ce qui n’empêche pas la solitude, la tête appuyée contre la vitre à voir défiler le paysage.
Écrire au présent, je m’y efforce, cependant parfois le passé ressurgit sans que j’y prenne garde. Dès que je veux raconter une histoire, l’imparfait, le passé, de façon scolaire, ressurgissent.
Cette soirée n’est agréable au bout du compte que parce que nous sommes tous les deux, l’enfant et le vieux. Les explications techniques sur le télescope n’ont pas du tout fasciné M. Il s’assoit par terre et, bien sûr, de temps à autre, jette un coup d’œil à son portable. Bien qu’il vienne d’avoir 11 ans, pas grand-chose ne l’intéresse hormis ses jeux vidéo. La couche nuageuse persistant, l’astronome nous invite à contempler le ciel sur un écran de télévision. Une femme est venue avec sa petite fille et se plaint : « Mais si, regardez, quand on a ouvert les panneaux de la coupole, on voit deux ou trois étoiles… Avec tous les virages qu’on s’est tapé, ce serait dommage de ne pas braquer l’engin dessus. » Le type s’excuse platement pour le contretemps, ajoutant que l’astronomie est dépendante du climat, que ce n’est pas de sa faute. Il explique qu’en parallèle, il lui faudrait trois quarts d’heure pour mettre en route son biniou, avec le risque que les nuages cachent à nouveau… On passe au plan B. En même temps, cela nous permet de nous asseoir, car nous avons subi les explications techniques durant un peu plus d’une heure debout.
Au retour, la pluie nous accompagne, il y a beaucoup de virages, le GPS bugue, et nous arrivons à 1h30 du matin. S. nous attendait, elle était inquiète malgré le SMS que j’avais envoyé en quittant l’observatoire. Ce matin, je regarde mon carnet, j’ai pris la précaution d’écrire le nom du logiciel dont se sert l’astronome pour regarder les étoiles. Il y a une version de « Stellarium » pour Linux.
Surprise d’entendre le mot paréidolie prononcé. En effet, ces constellations prenant la forme d’une ourse, d’un dragon, d’un bélier doivent tout à cette capacité de notre cerveau à vouloir toujours voir quelque chose, que ce soit sur un vieux mur, dans les nuages, ou dans les étoiles.
Nouvel itinéraire de promenade, à partir des canoés, le premier parking après le pont. On peut longer la rivière pendant presque une demie-heure puis emprunter une passerelle pour revenir par l’autre rive. Nous testons avec les enfants dimanche en fin d’après-midi. Trouvé des buissons de romarin, en avons coeuilli quelques brins que l’on plantera dans des pots.