Bientôt 365 jours, dans vingt-cinq jours, une petite révolution parmi tant d’autres. En toute discrétion. Durant toute cette année, je n’ai pas cherché à me lier, à partager, à échanger. J’ai écrit jour après jour ici et parfois aussi dans le blog du TL, n’ai pas fait de commentaires, n’ai pas répondu la plupart du temps à ceux reçus, sauf par mail, et tout à fait ponctuellement. Je me suis enfoui très profondément vers quelque chose que je ne peux plus nommer « moi ». Ça dépasse la frontière exiguë de cela, le soi, le ça, tous ces petits mots qu’on a l’habitude d’user jusqu’à la corde, pour un rien. Qu’est-ce qui se modifie alors dans cette descente ? Pas moi, pas ça, l’écriture seule.
En revenant en arrière sur ce dernier atelier « anthologie », ce qui est étonnant, c’est la rapidité avec laquelle la proposition de départ s’efface pour ne plus laisser que les textes. En revenant en arrière, en réécrivant les premières propositions, j’ai un mal de chien à me souvenir, même en revisionnant la vidéo, en relisant les documents d’appui. C’est perturbant. Comme si la mémoire ne suivait pas, ou plutôt suivait un cheminement parallèle. Ces propositions sont des impacts sur le réel, celui de l’instant où l’on s’y trouve confronté, puis les ondes s’agrandissent, se dissipent et il ne reste que fort peu sinon rien de cette sensation pourtant d’apparence si réelle qu’on éprouvait à cet instant de la rencontre. C’est même pire que ça, à la relecture, on s’arcboute pour ne pas revivre le même instant, on éprouve la nécessité de ne pas entrer dans une répétition, de chercher une autre issue.
Ici, toute la difficulté encore une fois à se relire, à se trouver confronté à l’insupportable, à une notion où l’étrangeté et la familiarité se confondent avec l’insoutenable. Car passée la naïveté de l’autoflagellation, du manque d’affection envers soi ou les autres, la présence est là, indéniable. Une phrase qui cherche son équilibre avant de devenir texte, un brouillon où tout se trouve jeté pêle-mêle, et déjà l’audace d’avoir jeté pêle-mêle nous aura épuisés. Déjà, on pensera tenir quelque chose en évaluant ainsi la fatigue que ce brouillon aura produite. Or ici, la fatigue ne sert qu’à se rassurer, à rester sur un seuil. On sent tout à fait bien avec la répétition qu’elle n’est qu’un prétexte, un réflexe. Sauf que l’amour manque, on se fatigue d’autant plus que cette absence devient de plus en plus tangible. Et il ne suffit pas d’empiler les mantras, les mots d’ordre, pas plus que les remords, les regrets. Dans cette voie si commune, tant de fois empruntée – les prières – pas plus. Non, quelque chose de plus proche encore, un arbre mort, sec à cœur, proche d’être réduit en poudre, cette image-là. Et soudain, le contact d’un oiseau sur une branche et tout repart. Je veux dire c’est d’un autre amour qu’il est question, une autre aspiration, que seul le presque rien peut produire, et qui rend soudain toute manifestation autre que ce presque rien immédiatement ostentatoire, fausse, haïssable.
Et bien entendu, rien de tout cela ne saurait exister à l’extérieur de soi avant d’exister d’abord en soi. Deux quêtes se confondent donc à la fin : l’amour et l’humilité, et qu’on ne peut réaliser qu’en suivant des sentiers haineux, désespérants, vaniteux, jusqu’à les épuiser entièrement. Tant qu’il y a de la fatigue, c’est le signe que l’épuisement n’est pas encore totalement atteint, le désert n’est pas traversé, la forêt reste touffue. S’il n’y a au bout la joie, une respiration profonde, le sentiment du libre, c’est qu’on n’a pas encore atteint le but. Bien sûr, encore faut-il accepter l’enfance toujours vive, refuser l’image fausse de l’adulte, celle-là même que l’enfant d’hier aura extraite de sa propre incompréhension, de sa douleur, de son désespoir pour être en mesure de survivre à celles-ci.
« J’ai cherché, » dit l’homme fatigué, « moi je trouve, » dit l’enfance retrouvée. Au-delà de ça, le monde reste ce qu’il est : effroi et merveille en perpétuelles métamorphoses. J’en suis comme je n’en suis pas, particule bénéficiant des qualités des ondes, apparaître ou disparaître selon l’observateur. Il y a bien un observateur, parfois c’est moi, parfois c’est toi, il, nous, vous, ils. Tout le monde et personne se confondent dans observer et ne rien voir. Sans doute parce que nous confondons. Parce que la confusion est tout ce qu’il nous reste de notre désir d’unité, comme la fatigue est le résidu de toutes nos joies rêvées. Plisse les yeux, gomme les détails, le superflu, trouve l’équilibre. Le leitmotiv. La structure. Le corps. Fatigués, les yeux mi-clos du corps ne construisent pas un corps, ils le trouvent en réalité.
L’expression le roi est mort vive le roi exprime la double nature du corps du roi, terrestre et souveraine. Cette expression date de 1515 lors de l’enterrement de Louis XII. Pierre Michon a écrit un essai portant comme titre « le corps du roi », inspiré d’une étude sur Beckett et qui consise en une méditation sur une photographie de celui-ci. D’autres textes suivent sur Flaubert, Faulkner, Dante, Shakespeare, Hugo, et débouchent sur la théorie du double corps du roi : d’une part l’écrivain idéal et comme intemporel, d’autre part le corps tel qu’il apparaît. En un mot, il s’agit de mettre en avant « l’idée que les écrivains appartiennent, au-delà du temps terrestre, à un même corps : celui de la littérature. Cette idée est, dans le même temps, contestée » Rien à voir avec ce que nous offre le pouvoir politique aujourd’hui où la devise serait plutôt après moi le déluge.
Donc en un seul et même temps cette observation , l’extraordinaire de voir toute la putréfaction la décomposition à l’oeuvre d’un corps terrestre ou politique ou social et de percevoir via la lecture et l’écriture un autre corps se survivant à lui-même, une continuité presque un horizon, un infini produit par l’accumulation successive des fatigues.
Dans sa méditation sur la photographie de Samuel Beckett, P.M évoque le fameux noli me tangere ( Ne me touche pas – Phrase que prononça le Christ ( curieux qu’elle soit transmutée en latin) à Marie-Madeleine lors de la Résurrection)
Lu dans Corps du roi de P.M ce passage sur les boiteux « Les boiteux, les bancals, les banban, scandent souvent de leur rythme sommaire les œuvres parfaites, l’Achab de Melville, le Long John Silver de Stevenson, la mère du narrateur de Mort à crédit. Il me semble qu’il y a aussi une patte folle dans La Recherche, peut-être Charlus. On entend ce rythme risible, mais qui serre le cœur, on l’entend énoncé en phrases parfaites, on l’entend bousiller en douce la phrase parfaite : dans les vaticinations d’Achab, dans les grands imparfaits de Flaubert, les grands ternaires, la ronflette où le style tourne comme sur un tour, on entend soudain cette castagnette à deux temps qui est un bout de chair humaine greffé sur du bois mort. On éclate de rire.
Le pas du banban scande Madame Bovary. Dans ce pas le style fuit, le corps apparaît.«
Illustration : Représentation d’Othon II dans une mandorle, miniature de l’école de Reichenau, Aix-la-Chapelle, vers 975. Cette miniature de l’Évangile est commentée par Kantorowicz dans Les Deux Corps du roi, chap. III, §2 « Le frontispice des évangiles d’Aix-la-Chapelle ».