25 août 2024

Essai sur la fatigue

L’idée que toute violence puisse être nommée, qualifiée comme une maladie ou un mal-être, cette volonté de précision dans les termes, de distinction, avec une échelle d’intensité ou de notation — en un mot, cet effort perpétuel de classement en bien ou en mal — quelle fatigue. Le classement n’a jamais rien résolu de la violence, qu’elle soit spécifique ou générale. De même, les hiérarchies sont fabriquées pour et par le pouvoir. Quand le pouvoir change, la hiérarchie change aussi, mais la violence demeure. Nous pensons être toujours les mêmes à l’intérieur de ce corps, ce vaisseau, et nous disons « mon corps, ma tête, mes pieds, mes yeux », même si nous ne le formulons pas toujours à voix haute. Nous le pensons, nous le croyons, nous l’espérons. Mais à y regarder de plus près, ce n’est pas tout à fait exact. Hier, dans le rétroviseur, le regard de L. n’était pas son regard habituel. C’est comme si, fortuitement, j’avais surpris en elle une présence hostile qui transforma ses ricanements en quelque chose d’insupportable. À ce moment-là, j’avais envie de me garer sur le bas-côté, de sortir du véhicule, de prendre une grande respiration et de dire : « Sors de là, va-t’en, fiche-nous la paix », ou quelque chose dans ce genre.

Et, tandis que le véhicule continuait évidemment tout droit sur la nationale 7, je voyais clairement cette seconde scène dans le rétroviseur, au-delà du regard maléfique de L., puis de la vitre arrière, comme un effet de dissociation du réel ou de la fiction. Ce déploiement de plusieurs possibles au même moment n’est pas exceptionnel, mais il l’est de l’écrire. C’est surtout cela qui importe : le fait que cela s’écrive au moment où je m’y attends le moins. C’est un effet de cette lassitude, de cette persistance, cette continuité de vouloir encore maintenir en soi cet aspect rationnel, normal. À cet instant, quelque chose s’insinue en moi, dans ce corps, et me fait voir d’autres versions de cette prétendue réalité. Me voici spectateur impuissant, horrifié par toutes les sensations, les sentiments, et toutes les possibilités d’effectuer des actes effroyables. Comme si cette part maléfique profitait de la fatigue d’une autre (bénéfique ?) pour prendre le pouvoir sur les pensées, sur le corps, sans toutefois aller jusqu’à passer à l’acte. Encore que cela soit mal exprimé, mal dit, pas assez creusé — car pas suffisamment clair. Trop binaire. Plus audacieux, plus foutraque, serait de dire que plusieurs personnages, chacun avec toute une galaxie de nuances, tentent à cet instant de prendre la parole, la pensée, le pouvoir — un chaos, une confusion s’installe, et ce que je nomme la raison profite de cette confusion pour neutraliser l’ensemble. Ce que je nomme la raison, il lui suffit de reculer, d’effectuer quelques pas en arrière par rapport à cette scène, de la voir dans son ensemble, de s’en détacher, de ne pas rester lié à elle, d’estimer que cette scène appartient à l’imagination seulement et ainsi de la renvoyer à celle-ci.

Puis tout ce raisonnement s’écroule quand je tombe sur ce paradoxe : il y a toujours ce foutu « je », celui du narrateur. À ce moment-là, l’énergie vitale s’échappe, quelque chose se dégongle, un ballon de baudruche virevolte pour aller heurter le plafond du bureau et retombe, enveloppe fripée, sur le sol. Il faut alors de toute urgence recourir à une position horizontale, fermer les yeux, se concentrer sur le fait de respirer, tout oublier, s’évanouir, disparaître, s’anéantir. Il s’agit d’un paroxysme de la fatigue, et rien d’autre n’est possible que d’y céder. Exactement comme lorsque l’enfant est battu comme plâtre par le père, exactement comme quand la bête du Gévaudan s’amène sur des patins à roulettes pour dévorer chaque nuit le potentiel de fragilité, de naïveté qu’il cherche encore à retenir. Au bout de cet épuisement, l’idée d’une libération.

En relisant ce passage, je réalise une maladresse : le manque de clarté concernant la manière dont la fatigue affaiblit peu à peu les barrières mentales ou émotionnelles, permettant ainsi à cette violence intérieure de prendre forme. C’est le premier point que je relève, me sentant fautif d’avoir laissé trop d’implicite dans cette description. Et aussitôt, je suis envahi par la conscience du travail colossal qu’il reste à accomplir pour rendre ce texte plus clair, plus compréhensible. À cet instant précis, je ressens une sorte de lassitude intense. Mais ce n’est pas tant l’effort à produire qui m’effraie ou m’épuise, c’est le doute qui surgit simultanément, ce doute profond sur l’utilité réelle de cet effort. Cette question lancinante : pourquoi s’efforcer de clarifier, d’améliorer, alors que le résultat final reste toujours incertain ? C’est un doute qui érode peu à peu la volonté, amplifié par la fatigue accumulée, et qui transforme chaque tentative d’avancer en un acte de résistance contre cette tendance naturelle à céder.

Concernant le « je » du narrateur, il semble maintenir une unité de ton à travers tous les textes déjà écrits dans cet essai. Cependant, c’est le thème même de la fatigue qui produit ce « je ». Et plus la lassitude met en question la stabilité du narrateur, plus elle cherche à la désintégrer dans ce qu’elle contient de temporaire et d’anecdotique, et plus elle renforce paradoxalement sa présence et une certaine cohérence à travers tous les textes. Il est intéressant de constater que cette fatigue agit sur la construction narrative et identitaire de cet essai.

Persiste cependant le manque à relire le tout premier paragraphe. Mais est-ce vraiment relire que de se replacer dans ce qui l’a fait naître, dans ce lieu où les mots sortent en désordre pour tenter d’accompagner non pas encore une pensée, mais des bribes de sensations ? Ce thème de la violence, ce qui crée la fatigue immédiate à l’évoquer, c’est bien plus tout le passé qui s’y associe, tout cet implicite qui devient une masse informe, l’incarnation même de l’épuisement d’avoir si souvent croisé cette violence sous d’autres noms.

Je cherche le livre de Jean-Louis Chrétien, De la fatigue, sans le retrouver. L’idée alors d’aller fouiller dans la mythologie à la recherche d’une incarnation divine de la fatigue, mais aucun dieu n’incarne jamais celle-ci, car elle est réservée aux hommes. Aux dieux l’infatigable, à l’humanité la lassitude. Puis une intuition me pousse à chercher aussi chez les présocratiques ces passages concernant la nuit, la nuit primordiale, présente avant toute chose et dans laquelle toute chose revient. Mais là encore, ne trouve rien. Je m’aperçois alors du grand désordre dans lequel j’ai laissé ma bibliothèque. Je m’assois face à elle, tentant d’estimer le temps qu’il faudrait pour en faire l’inventaire, la ranger. Une torpeur m’envahit aussitôt, m’accable.

Pénétrer dans la parole, cette parole qui existe bien avant nous, voilà aussi une source de fatigue obligée. Traverser le tacite, l’implicite que cette parole contient, qui n’appartient à personne mais à tous. C’est cette présence de la parole qui attire et repousse tout à la fois, on ne peut que venir vers elle, s’en approcher, on ne peut désirer se l’accaparer qu’elle nous tient déjà avant même que ce désir soit conscient.

Soudain, chercher la fatigue dans la peinture classique et ne rien trouver d’autre que le sommeil. A notre époque non plus, peu d’oeuvres traite de ce thème, alors que la fatigue est sans doute ce qui caractérisera le plus notre temps. Pour illustrer ce billet choisi une peinture de Ramón Casas