…Souvent, le mercredi soir, lorsque je rentre fourbu à la maison, je n’allume pas le plafonnier de la cuisine. Je préfère traverser la pièce pour parvenir jusqu’au piano et appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte. À cet instant précis, une sensation de bien-être m’envahit. Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux, semble bien plus chaleureuse que celle du plafonnier. Peut-on à bon droit nommer chaleureuse une lumière ? Si elle est nommée ainsi, c’est qu’elle en évoque d’autres, en d’autres temps. Aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai jamais eu de goût pour les éclairages trop crus, trop violents. Je leur ai toujours préféré ce que l’on nomme les éclairages tamisés. Une petite lampe posée dans un coin de pièce, installée sur un guéridon ou une commode, et tout de suite, on peut se croire dans une intimité avec soi-même et les lieux. J’aurais certainement apprécié vivre à une époque sans électricité, toute emplie de pénombre avec des îlots de lumière rassurants. Je l’ai fait d’ailleurs. Parfois, il m’arrive de me dire que je n’en ai pas suffisamment profité. Je n’ai pris aucune note de ces moments si particuliers qui préparent l’écriture, lorsque l’agitation du monde et de la famille reflue pour laisser place à une forme d’inquiétude, la seule véritable quiétude que je connaisse. À ces moments, l’attention flotte et se pose sur les lumières, sur une ambiance, sans vraiment rien distinguer ou analyser. On se sent glisser peu à peu, entraîné vers un non-lieu regroupant toute une foule de lieux dans lesquels on a vécu, en rêve, probablement autant qu’en réalité. En outre n’est-il pas pertinent de penser que l’on regarde tout cela et soi-même à travers un prisme. Je ne savais pas du tout comment aborder la proposition d’écriture de ce jour. Je reviens tout juste de Lyon où j’ai assisté à un spectacle de chansons à texte dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Ce fut une bien étrange soirée, un spectacle en plein air, en premier lieu parce que nous nous apprêtions à essuyer la pluie qui n’est finalement pas venue. En voyant les amis chanter, je ne les reconnaissais plus. Leur son si bien posé et sans micro m’étonne encore. Ainsi, on connaît les gens depuis des années et il suffit d’une sorte d’entre-deux atmosphérique pour les redécouvrir dans une éclaircie. L’orgue de Barbarie débitait sa musique de jazz et eux chantaient, clamaient, déclamaient, et nous, spectateurs, battions très sincèrement des mains. Cela me fait penser à ces cérémonies où les danseurs s’affublent de costumes et de masques, incarnent un personnage mythique et, au bout du compte, le deviennent. Ils le deviennent parce qu’à cet instant précis, nous ne disposons d’aucune preuve tangible pour nous assurer qu’ils ne le sont pas. La lumière déclina doucement, d’autres lueurs artificielles prirent le relais, le spectacle battait son plein quand un ange tendit une plume à un de mes amis qui semblait passer par là par hasard. « Si tu trouves quelqu’un qui croit à ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste », disait le texte, et aussi bien sûr si l’on accepte le fait qu’il s’agisse d’une plume d’ange. J’avais prêté mon sweat à P qui était venue ici bras nus. Je l’ai vue repartir seule un peu plus tard, elle avait une bonne avance, peut-être deux ou trois cents mètres et, en la voyant marcher dans les rues en pente, elle ne se réduirait bientôt plus qu’à une petite tâche claire, sautillante, et j’ai eu comme un flash, une poupée cabossée, presque désarticulée. Le bleu de la nuit l’avala vers la rue Sainte-Catherine, tandis que nous obliquions vers les quais. Le fleuve flamboyait, Fourvière, ocre, blanche, dorée, en imposait sur la colline de l’autre côté de la rive. Des types passaient avec des bagnoles hors de prix toutes vitres ouvertes musique à fond, agressifs. Au volant, j’ai mis les écouteurs pour ne rien louper de la proposition.d’écriture de ce jour. Je m’aperçois que j’échange machinalement des messages avec les autres automobilistes. Pleins phares, feux de croisement, pleins phares, certains jouent le jeu, d’autres non. J’ai ouvert la porte-fenêtre qui donne sur la cour, je cherche la chatte. Il a dû bien pleuvoir car le carrelage est bien mouillé. Pas de chatte. J’ai éteint la lumière de la hotte, j’ai attendu que mes yeux s’habituent à l’obscurité puis je suis monté. Je suis resté assis sur mon fauteuil quelques instants. La maison était silencieuse. J’ai encore attendu un peu pour voir si je n’entendais pas la chatte miauler dans la cour ou sur un toit. Comme il ne se passait rien, j’ai appuyé sur la touche Entrée du clavier, l’écran de connexion est apparu avec son fond sombre, j’ai entré mon mot de passe et la luminosité de l’écran m’a jailli au visage comme quand on sort du ventre de sa mère, cette solitude-là…

…le mercredi soir on rentrait fourbu. Les autres jours aussi mais on aurait pu lui faire avouer sans difficulté qu’aucun n’était de taille avec le mercredi soir. Le mercredi soir était un gros diamant brut. Il fallait se dire pour se sentir de taille, que l’on était suffisamment fort, il fallait ajouter souvent les mots grand, invincible, en pleine possession de la totalité de ses moyens, sinon ça n’aurait jamais pu suffire. On se serait effrité, on n’aurait pas tenu, le mercredi soir aurait très bien pu nous laisser sur le carreau, nous anéantir, il suffisait d’y penser le jeudi, à rebours, ou bien le mardi d’avance pour que l’on sente tous les pores de l’épiderme frémir. Les pores de l’épiderme sont trés réactifs à l’imagination, comme au souvenir.

…Il aurait voulu certainement dire » quelque chose de cette fatigue inouïe s’il n’avait pas été fourbu. Il se serait dit à lui même de nombreuses choses pour lutter contre cette puissante fatigue. Il aurait fait comme shérazade face au sultan, il se serait raconté pas mal de petites histoires à dormir debout pour pas que la fatigue l’annule, le biffe, le balance à la décharge, le piétine, l’étouffe, le tue. Il résistait assez bien les autres jours, le mardi un peu moins en prévision du lendemain, et le surlendemain en raison des terreurs de la veille.

… Il se demandait si cette maison était à lui, il en possédait une clef mais ça ne voulait rien dire. On pouvait tout à fait avoir une clef et avec cette clef ouvrir une porte, rien ne stipulait qu’au delà de cette porte on pouvait être tranquille, s’imaginer des pénates, être enfin tranquille. Enfin on lui avait fourni une clef et aussi l’illusion d’un chez soi. Presque tous jours de la semaine il pouvait s’en donner à coeur joie, seule la fatigue du mercredi soir le faisait douter.

..il se racontait des histoires pour ne pas pénétrer de plain-pied dans l’effroi ou la désespérance. Ce soir là il aurait assisté à un spectacle, ce n’était pas un mercredi soir, c’est ce dont il se souvenait soudain en traversant la cuisine dans l’obscurité.

On aurait pu dire quelque chose du spectacle pour passer le temps, passer un cap, temporiser un peu. Mais on s’était abstenu. On s’était contraint. Bien que fatigué il restait encore en soi un peu de ce côté bravache. Tu es un bonhomme ou quoi ?

…la musique de l’orgue de Barbarie continuait à jouer dans son sang, mais il ne dansait pas pour autant. Il s’accrocha un instant à l’idée d’une tranche de jambon qui le lâcha sans crier gare.

… il ne voulait pas trop rapidement céder à la fatigue, d’accord on était mercredi soi, d’accord c’était le pli qu’il avait pris, il en était froissé un peu de s’en apercevoir. A quel point on subit les habitudes que l’on s’invente, a quel point la bave sort des babines sitôt prononcé le mot tranche, le mot jambon, à grand flot quand c’est toute la locution.

Il résolu d’attraper un tabouret et de s’assoir pour observer sa fatigue, laissant la porte du frigo close, il tenta même de changer la chronologie de la semaine, après tout on aurait très bien pu être dimanche soir. ça changerait quoi.

… les autres habitants ne l’accepteraient pas. Ils insisteraient. Le mercredi n’est pas un dimanche. Les autres habitants avaient des règles strictes. C’était comme ça, on avait du mal à imaginer qu’on puisse les changer.

C’était aussi difficile de penser qu’on puisse changer les règles ici que d’imaginer que les riches paient plus d’impôts pour une meilleure justice sociale. C’était difficile mais si on voulait se laisser une petite chance que les choses changent, il fallait s’asseoir posément sur ce tabouret. Et ne pas lacher la fatigue du mercredi soir de l’oeil.

… Que les grandes entreprises versent 25 % de leurs revenus à la collectivité était-ce si saugrenu tout autant. On pouvait rester encore un peu assit là en pleine fatigue à se le demander. Et à peser le pour et le contre sur tous les mensonges que l’on n’avait cessé de nous raconter sur le sujet.

… s’ils partent, on les fera payer pareil. Vous savez les américains, s’ils sont nés aux Amériques, et qu’ils partent une semaine après, c’est toute leur vie qu’ils paient le fait d’être américains au fisc américain.

… et l’on cherchait à résiter, spécialement le mercredi soir, c’était une sorte de jeu, comme d’autres vont le soir au théâtre au cinéma, au bordel, se pendre, on pouvait passer le reste de la soirée le cul sur ce tabouret, à se demander, à résister. Jusqu’au moment ou non on ne pouvait plus rien faire, plus rien dire. Jusqu’au moment où l’on se disait demain est un autre jour, il faut aller se coucher.