Un homme qui ne tient pas compte de la fatigue, de l’expérience, qui chaque matin remet son ouvrage sur le métier, chasse son dégoût, le débusque et, au moment de l’achever, lui fait grâce.

Un homme qui fuit toute idée de projet. Dont l’unique combat est de réduire tout projet à néant. Puis, soudain, il examine le ressort de ce combat, de cette prétendue nécessité, et croise le regard de la Gorgone. Pas de bouclier pour lui renvoyer son reflet. Pétrification en statue. Il devient un roc anonyme parmi les monts alentour, une île dans un archipel.

Un homme qui ne veut pas avoir de projet ni de méthode parce qu’il croit être un arbre. Parce qu’il croit en la patience. Parce qu’un pommier ne donne pas des poires. Parce que la vie est là avant lui, qu’elle sera là après lui, parce que c’est la seule évidence qu’il a trouvée.

Je ne me souviens plus de la date exacte à laquelle j’ai écrit ça. Avant que je ne focalise mes sens et mes pensées sur cette fatigue, curieux de retomber dessus. Ça y est, ça me revient, c’est ma réponse à une proposition d’écriture de l’atelier, mais il me semble que d’avoir pénétré si loin hier dans la fatigue, dans la lecture de son histoire à travers les âges notamment, agit sur certains critères habituels avec lesquels on fabrique de la proximité ou de la distance avec ses propres actes, ses propres pensées. (Comme c’est lourd et fatigant à écrire cette phrase.) Comment faire en peu de mots, par économie, parcimonie même, tout autant sinon mieux ? Voilà aussi une vertu que je pourrais attribuer à cette fatigue. En faire moins mais mieux – encore que le mieux soit l’ennemi du bien, comme on me l’a tant rabâché. Hier soir, j’ai écouté la proposition 32, j’avais pris un demi Dodormil et je me suis dit qu’en écoutant F., non pas le sommeil mais une rêverie propice à l’élaboration d’un texte adéquat surgirait le lendemain. C’est une méthode. Bon, au matin pas de miracle, il faut seulement retrousser les manches et se mettre au clavier. Sauf que j’ouvre mon WordPress, je me demande ce que j’avais prévu d’envoyer aux lions pour cette journée et je tombe sur ces trois paragraphes à la limite du sibyllin. J’en ai d’abord honte, chez moi la fatigue et la honte semblent entretenir des liens très intimes. Cela vient du fait que l’on m’a enfoncé dans le crâne qu’il fallait à tout prix, et j’insiste sur le « à tout prix », être fier de soi. Au moins sur son lit de mort, pour ne rien avoir à regretter, partir léger, l’âme en paix. Ce qui est troublant, c’est la relation insidieusement installée entre le prix de cette fierté et la légèreté de la satisfaction finale. Comme s’il fallait œuvrer, se démener sang et eau pour « mériter » sa mort. Ou tout du moins une mort acceptable, d’autant plus aisément qu’elle ne le serait si on n’avait pas fait tous ces efforts, montré de la ténacité dans l’effort, de l’allant et de la vigueur dans la bataille, et bien entendu une marée de cadavres jonchant le sol, occis de notre propre main. Cela ne m’a jamais ému, ni attiré. Sauf peut-être, comme la plupart des enfants, quelques velléités de ressemblance avec Thierry la Fronde, Zorro, ou Joss Randall. Mais vite balayées ensuite, du moins le croit-on, l’espère-t-on. Ce qui s’avérera faux avec le temps car l’éducation subie n’est pas de la catégorie des sous-vêtements que l’on change au quotidien. Drôle que je parle de sous-vêtements pour exprimer la possibilité de changer de point de vue sur cette éducation. Est-ce que le fait de ne pas vouloir changer de slip relèverait d’une sorte d’endurance à subir les assauts de la saleté, à lutter contre la fatigue occasionnée par les diverses hontes à combattre en secret, à s’entraîner à la présence de la souillure pour ne pas se laisser entraîner vers une idée totalement odieuse de propreté ?

Car des gens propres commettant des crimes en plein jour, j’en vis beaucoup. J’en vois encore, et ce n’est pas quand je fermerai les yeux qu’ils disparaîtront. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille avoir le cul sale pour être un brave homme, évidemment, pas de conclusion trop hâtive.

Je n’élude pas complètement l’idée de répondre à la proposition 32. Je la conserve dans un coin de ma tête ; combien de temps vais-je ainsi la conserver, puis certainement l’oublier. Car c’est ainsi que les choses se passent, je l’ai souvent observé : on veut remettre à plus tard, au lendemain, au jour suivant, et ça ne se fait au final jamais. Mais je n’ai pas non plus envie de me jeter tête en avant dans la rédaction de cette proposition 32. En fait, je constate aussitôt que je veux y penser que je n’ai pas d’appui, que cette vidéo est très bien d’accord, bravo à David Foster Wallace, bravo à F. Mais moi, je n’ai plus du tout cette acuité du regard, je ne dispose plus du tout du même entrain à faire confiance à la mémoire, au sens du détail, et pas non plus très fan de l’ironie avec quoi le texte est écrit. Mais c’est parce que j’ai fait le tour en moi de l’ironie, de la mémoire, de l’entrain, de leur ressort. J’en suis profondément fatigué.

Prenons par exemple un quartier, lequel choisir ? Si c’était Paris, j’ai vécu à peu près dans tous les arrondissements de cette ville, mais est-ce que j’en ai véritablement conservé quoi que ce soit, ai-je à ma disposition suffisamment de détails, d’anecdotes, d’éléments significatifs pour évoquer tel ou tel quartier de la ville ? Non, la vérité est que non. Tout ce que j’écrirais à ce propos ne serait pas autre chose qu’une fiction. La fiction me fatigue quand elle veut se faire passer pour la réalité, et vice versa également. Voilà un centre de cette fatigue, l’impossibilité de choisir entre réalité et fiction. Il en résulte cet état de sidération, une immobilité, une attente toxique, mais qui à force de s’y exercer permet d’une certaine façon de fabriquer seul un antidote, si toutefois dans la plus grande sincérité que je peux je l’écris.

F. dis de prendre un événement significatif, une fête par exemple. Je m’aperçois soudain que je me refuse presque systématiquement à participer à ce genre d’événement. Puis j’ai l’image de la petite rue Emile Zola, à Lyon, à l’angle de laquelle nous habitions, il y a désormais vingt ans d’ici. De nos fenêtres nous pouvions apercevoir la floraisons des magnolias en février, et derrière le théâtre des Celestins. La rue des Archers en bas de chez nous n’était déjà plus peuplée que par des magasins des fringues. On devait faire le tour du quartier durant de longues minutes avant de pouvoir se garer. Mais ce soir là un 8 décembre de l’année 2003, S. et des amis avions décidé de participer à la fête des lumières, une institution de cette ville. J’étais là dans cette rue étroite, la foule était si dense que j’avais la sensation d’avoir perdu mon autonomie de mouvement, épaule contre épaule, corps à corps, la masse grouillante de la foule m’avait comme soulevé de terre à mon plus grand effroi, j’étais avancé plutôt que de décider de la faire par moi seul. Et cela me dégoutait, et cela me fatiguait, profondément, puissamment, j’étais confronté à une impuissance incommensurable. Du spectacle, de la fête je ne conserve guère que cette sensation désagréable. C’est raté pour la proposition 32, pour l’instant en tous cas.

Illustration image mise en avant, portrait d’enfant retrouvé, très abîmé, ce qui lui donne bien du charme, dans mon carton, mais aucune légende.