Je suis un corps, un corps qui m’habite autant que je l’habite. Il n’y a pas de frontière entre ce corps tangible et l’illusion de ce « je » qui croit l’habiter. Nous ne faisons qu’un, mais savons-nous réellement ce que nous sommes ? Mon corps est lourd, pesant, pataud, chaque mouvement une épreuve. Parfois, une nostalgie sourde m’envahit, rappelant un temps où ce corps était plus léger, moins douloureux. Une nostalgie apparemment vaine, ne servant qu’à des comparaisons inutiles. Puis-je vraiment m’évader du corps présent pour m’abandonner au fantasme d’un corps ancien ? Ce n’est plus le même corps, cela ne signifie rien. Pourtant, le fantasme et la nostalgie persistent. Dans ce souvenir imaginaire, c’est lui qui envahit tout le présent, tentant d’effacer une difficulté passagère, tel un baume apaisant. Elle se lève, sans craindre le ridicule, et me montre comment détendre les fascias. Il faut joindre les mains, se contorsionner, et cela est censé soulager. J’hésite entre le rire, réflexe pavlovien, et les larmes, signe de mon incapacité à m’unifier. Depuis, je la surveille d’un œil, craignant qu’elle ne se lève à tout moment, fasse un geste étrange, bouleversant toute ma conception du monde, m’enfermant entre le rire et les sanglots, tel un insecte épinglé sous verre. Je doutais de ses motivations. J’aurais préféré qu’elles soient claires, limpides, qu’il s’agisse d’un acte gratuit, mais je ne crois plus à la gratuité des actes. Elle me donnait pour recevoir en retour, et cette idée m’a obsédé tout l’après-midi. Que pouvais-je bien lui offrir en échange ? Puis, je me suis rappelé qu’elle était là pour un stage de peinture, qu’elle m’avait payé dès le début de la séance. Je n’aime pas recevoir de l’argent au début, cela me donne l’impression qu’on se débarrasse d’un fardeau. Je préfère être payé à la fin, presque sur le seuil, comme un dernier échange. L’argent sert probablement à cela : je te paie et nous sommes quittes. Mais payer d’avance me semble suspect : je te donne de l’argent, à toi de jouer maintenant. Et que penser si elle se lève pour me montrer comment détendre mes fascias ? Elle en aurait pour son argent, non ? Je suis toujours étonné de voir des gens croire que je sais quelque chose en peinture, une croyance désormais bien ancrée. Plus je les vois y adhérer, par un étrange phénomène de vases communicants, moins j’ai la sensation de savoir quoique ce soit. C’est peut-être pour cela que j’échoue toujours à atteindre mes objectifs. Échouer ouvre une porte dans l’illusion, le rêve ou le cauchemar, une porte par laquelle je peux m’évader. Mais qui s’évade, je l’ignore. Cette image du ressort me hante, un ressort que l’on compresse sans fin, attendant qu’il se détende enfin pour m’expédier hors champ.

[Ajout du 2 août, 6:16]

L’utilisation de l’intelligence artificielle pour créer des images, au final, grande déception, mais dont on peut tout de même se féliciter tant il fut facile de songer qu’une machine puisse, d’une simple commande, faire les choses à notre place, aussi humainement, c’est-à-dire avec toute la maladresse, l’imperfection qui nous caractérisent justement. Ce qui ici est risible, c’est cet espoir surtout qu’on puisse se débarrasser de cette maladresse, de ces imperfections aussi facilement, c’est-à-dire sans en avoir pris la véritable mesure, celle de notre humanité, ou de ce qu’il en reste. Ce que l’on peut voir, c’est à quel point il existe désormais une uniformité de ces images artificielles. Elles ont toutes ceci en commun de se ressembler, c’est bien cela qui saute aux yeux, leur aspect artificiel, pour ne pas dire superficiel. Mais pas beaucoup de différence avec tout le reste, c’est-à-dire il suffit d’ouvrir les réseaux sociaux, de lire les fils d’actualité, on verra que les mêmes nouvelles, les mêmes pensées, se propagent exactement avec autant de superficialité, dans une uniformité algorithmique, mathématique exténuante. Ce qui fait surgir presque aussitôt au bout de cette série de pensées l’image d’un personnage étrange venant du plus profond du folklore, une sorte de chaman clown portant un étrange costume bigarré, un être dont la fonction est de réactiver l’insolite dans ce monde qui ne tient que par une croyance à l’uniformité, à la norme, au standard.

[Me vient encore quelque chose à l’esprit. Jusqu’ici, je relis les textes à venir, mais il ne me vient pas à l’esprit de vouloir réintervenir sur les textes déjà publiés. Encore que ce ne soit pas totalement vrai. Par exemple, j’ai créé à partir des articles de mes deux blogs un énorme fichier texte qui les compile. Sauf que je ne sais rien faire encore de cette énormité. Parfois, il m’arrive de l’ouvrir, de relire, et les bras m’en tombent ; je suis face à un objet insolite, comme si je n’en étais pas l’auteur, quelque chose qui m’est au final totalement étranger, et je me dis alors, de quel droit t’approprierais-tu cela et, pire encore, de quel droit le modifierais-tu, le corrigerais-tu ? C’est aussi une forme de fatigue de comprendre que ce que nous pensons faire en toute conscience au moment où nous le faisons, s’éloigne de nous, devient à ce point étranger quelques semaines, mois, années plus tard. Cette fatigue provient du fait que nous rêverions de maintenir une sorte de cohérence, d’unité vis-à-vis de nous-même, que cette unité ou cohérence, nous en avons à l’origine une sorte d’a priori, une image mentale rêvée et que celle qui surgit au final, à la relecture, n’a rien à voir avec ce que nous en espérions. Mais sommes-nous si clairs avec nos espérances ? Est-ce que ce sont vraiment les nôtres ou bien ne sont-ce que des clichés, des mots d’ordre, des injonctions provenant d’un extérieur ?