
Chaque jour un petit ébranlement, quelque chose s’érode. Au début on accueille la nouvelle avec chagrin, on cherche à s’accrocher. Fabrique de la nostalgie. On s’embourbe. Une distance se creuse. Un écart. Cela peut prendre un certain temps avant qu’on ne change de point de vue. Est-ce du temps perdu ? Y a t’il vraiment du temps à perdre, du temps à gagner ?Le grand effroi provoqué par la nouvelle que le saint-homme put-être dans le même temps un satyre pourrait bien avoir quelque chose de risible.Ce rire là est terrible, il appartient encore à l’écart. Et en même temps sans l’écart comment voir ?Ceux qui manipulent la pensée ont tout avantage de nos tristesses, de nos découragements, mais il ne peuvent rien contre ce rire. Ce rire dans lequel nous perdons toutes nos illusions comme nos chaines.
Le 31 juillet je relis ça, comment le raccrocher à la fatigue, à la continuité de cette fatigue, au flux incessant de toute fatigue. C’est que le sentiment de culpabilité, de honte, de regret, de remord, encore bien présent m’empèche. Un sentiment m’empèche toujours. Peut-être est-ce une cause possible de vouloir rester sans coeur. En même temps qu’on ne le peut. On voudrait d’un côté et de l’autre ça résiste. Il y a donc bien une ou plusieurs formes antagonistes ici, une figure. Une gueule cassée. Ce qui me ramène en 14. A la fréquentation de tous ces vieillards qui vivent autour de moi, partis cette année là fleur au fusil. Les boches feraient pas long feu, on reviendrait vite, à temps pour les récoltes. Dans quel état ils sont revenus, il fallait voir, et encore à mon âge je ne voyais pas tout, seulement l’absence de bras, de jambes, les difficultés respiratoires, la fatigue écrite en lettres grasses sur leurs visages. Ils en avaient eu pour leur fatigue. Ils avaient épuisé les vieux concepts de vaillance d’héroïsme, d’endurance, de répétition, ils en étaient revenus secs comme des coups de trique, déssechés jusqu’à la moelle, avec des regards vitreux. Ce qui n’a pas empêché que quelques vingt-ans après ça recommence, ainsi la der des der n’aura pas été la dernière, il leur en fallait toujours d’autres, toujours plus, et c’est encore loin de se terminer au jour d’aujourd’hui. Quelle honte pour l’humanité. Ce sont des guerres que l’on devrait résoudre à l’intérieur qui sont ainsi projeté vers l’extérieur. A cause de la fatigue, c’est forcément encore elle la responsable, ça se voit maintenant comme un nez au milieu de la figure. La fatigue du capitalisme quand il n’a plus d’autre issue que la guerre. Parce qu’il se refuse à toute autre possibilité, il sent qu’il risque de trop y perdre, de ne plus se reconnaître. En revanche la répétition fait qu’on les reconnaît bien ceux qui tirent les ficelles, on les voit avec une éblouissante clarté. Sauf que je me suis entraîné de longue date, je sais voir le soleil en face sans être perturbé, sans me laisser intimider, sans me soumettre.
Tu essaies de te donner un peu de coeur à l’ouvrage mais dans le fond est-ce que tu y crois vraiment, n’as tu pas déjà dépasser les bornes de ta fatigue, tu essaies encore de te débattre dans quelque chose, regardez tout le remblai que j’en sors, regardez-moi ça, comme j’ai creusé profond la terre, comme j’en ai une paire, comme…
C’est possible, tu as peut-être raison, j’ai peut-être encore besoin d’une bougie de préchauffe, je suis du genre diesel, finalement il faut bien que je l’admette. j’aurais cette tendance très 19 ème à tenter de flanquer des pelletées de charbon dans la chaudière, de faire chauffer la locomotive. Alors que l’ère du feu est révolue l’ardeur est révolue. Nous voici parvenus dans d’autres fatigues, dans l’ère du bug, du fps, de la ram, la fatigue liée à l’obsolescence des cdroms et des ordinateurs, autre manière de classer les fatigues, si tu n’es pas riches tu n’as pas assez de puissance de calcul, pas assez de mémoire vive, pas de Mac, pas de keyboard gamer. Tu es encore en retrait par rapport à cette modernité de la fatigue, celle aussi des fils d’actualité des reseaux sociaux. Tu t’es laissé entraîner par le mouvement c’est vrai, mais jusqu’à un certain point, est-ce l’âge, une certaine forme de sagesse, de lucidité, la fatigue qui t’a fait te déconnecter de ce monde si fatiguant à force de bavardages, à force d’être résolument virtuel et factice.
Est-ce que parfois tu ne regrettes pas un peu de participer au mouvement général.
Oui cela m’arrive, comme il m’arrive aussi parfois d’avoir envie de fumer encore une cigarette ; Mais je me suis inventé une stratégie pour lutter contre cette hypnose de l’envie. Le mot TAXE surgit presque aussitôt et le dégoût qui l’accompagne.
Il faudrait encore ralentir. Je le sens, ça va encore bien trop vite. Peut-être que le fait de relire chaque phrase, d’étudier les mots de chaque phrase et d’attendre un peu avant la suivante, pourrait m’aider, s’enfoncer dans ce lieu encore plus que représente la phrase où son recoin, le mot. D’où une compréhension plus claire de ce dont ne cesse de parler F. Comment une fiction peut dépasser la réalité à force de précision, de détails, non pas pour décrire mais pour submerger quelque chose en soi, chez le lecteur, pour lui faire toucher du doigt toute l’ambiguité qui ne cesse de résider entre la chose en soi, la chose vue depuis le dehors, depuis le dedans, et au bout du compte sa disparition presque quasi totale à la fin. Comme lorsqu’on on pense avoir aperçu un éclair dans le lointain, la nuit, alors qu’au dessus de soi, aucun nuage n’est visible.
2 aout 5:51. Je relis et il faut encore que j’en rajoute. Pour aller jusqu’au bout d’un autre genre de fatigue, la fatigue du don. Je me souviens, déjà enfant, ce n’était déjà jamais assez, même après avoir donné ma chemise, je crois que la pensée de donner ma peau, ma chair, mes os continuait à me hanter ainsi que cet obstacle, l’impossibilité de le faire, comme si ce n’était jamais assez, jamais suffisant, comme un défaut d’accomodement de ce que signifient vraiment les mots échange, valeur, prix à payer, marchandise, amitié, amour. Comme si tout était finalement déjà perçu comme marchandise, très tôt, précocement. Si j’avais pu alors me débarrasser de moi dans le prix d’un échange, si j’en avais eu la moindre possibilité, je n’aurais alors pas hésité à le faire. En contrepartie qu’on m’aime un tout petit peu, pas grand chose, une parole vraie, que je sentirais au moment où elle serait prononcée indubitable, irrévocable, ou un geste. Or tout n’était jamais empreint que de fausseté, quelque chose m’en avertissait presque simultanément, malgré tout mon désir, tout mon allant, toute ma volonté de m’illusionner, à inventer des merveilles. L’horrible, l’effrayant, le décevant arrivait ventre à terre dans cette simultanéité de l’échange. Peut-être parce que justement ce n’était jamais autre chose que de l’échange. De là est-il honnête de penser que, soixante ans plus tard je sois aussi crévé par toute notion d’échange, bien possible. Et surtout interesse toi à la manière dont tu règle le problème de cette fatigue là, par le don, par tout le déversement d’encre ( virtuel puisqu’il ne s’agit plus que d’une sorte de bruit numérique) chaque matin.
Illustration recto verso carte postale appartenant à la famille ( 1910)